PIERRE EMMANUEL

SophiaÉditions du Seuil, 1973

Celui qui parvient, éveillé, à franchir le seuil de la grotte
Puis, affermi par ses propres ténèbres, se fraie sa voie dans le vide
     compact
Sans haut ni bas, sans toucher qui jalonne, coupant le souffle de
     mutismes à pic,
Et ne s’y cogne ni ne trébuche, mais se fait source, écho, vent, serpent,
Illuminé par l’éclair médullaire l’échelle interne menant au néant,

Celui qui pend comme à un fil à son moi juste au-dessus de l’œil qui
     bouillonne
Et tous ses nerfs se mettant à frémir crèvent en bulles d’horreur sous
     sa peau,
Si jusqu’au fond il se lâche d’un coup, ne flottant pas, ne résistant pas,
A-respirant, ayant plombé toute angoisse, tombant sans fin l’éternité
     d’un instant,
Écorché vif de la tête aux pieds de sa vision superficielle des choses
Par l’immuable infatigable Regard qui lui retourne toute intelligence
     au dedans,
Il n’est pas né en vain.

                     Sophia, « Pressentiment d’Ève »


     Sophia paraît en 1973 aux éditions du Seuil. L’œuvre « peut [...] se lire comme un ensemble de variations sur une figure féminine à la dimension charnelle et spirituelle, de surcroît enracinée dans une tradition qui n’est que pour une part catholique et tient pour le reste aux mythes antiques comme aux spéculations gnostiques. L’animation particulière du recueil doit également à la coexistence, en forme de dialogue et de tension, entre vers et prose, ampleur et resserrement, véhémence ou violence et solennité liturgique.
     La composition de Sophia est [...] remarquable. [...] [I]ci le désir d’une architecture est comme mis en abîme puisque chaque section du recueil correspond à l’une des sept parties d’une église — porche, tympan, chœur, abside, dôme, nef, rosace — et glose la valeur symbolique et liturgique des éléments de cette construction cathédrale. [...]
     En édifiant poétiquement les sept parties d’une église, Pierre Emmanuel accomplit le projet d’un véritable art sacré, dont il formulait en 1963 le principe en écrivant : "[...] je me suis voulu bâtisseur. Restaurer l’art monumental, le Temple, en un temps qui confond protéisme et jouvence et regarde tout édifice comme caduc ou prématuré, ne me semblait pas un projet supérieur à mes forces" (Le goût de l’Un, Paris, Le Seuil, 1963, p. 92). Ce que le poète revendique, c’est ici une forme qui, ainsi qu’on le dit de l’ordre des cieux, raconte la Gloire de Dieu, et propose dans l’ordre du créé l’image de l’accomplissement par opposition à celle, si fréquente dans l’œuvre, de l’homme en fœtus mort-né. »

Aude Préta-de Beaufort, notice de Sophia, Œuvres poétiques complètes, t. 2, L’Âge d’Homme, 2003, p. 1265-1272.