PIERRE EMMANUEL

Prière d'AbrahamCahiers du Rhône, août 1943

Adam, que Ton regard fait saigner à l'épaule
et qui s'écroule en trébuchant à chaque mort
fuit pesamment, le dos courbé par la mémoire
sans fin ! halant à contre-sang son Eden mort.

Mais si, lâchant le temps comme une corde usée
secouant la stupeur du sépulcre à son front,
terrible, il s'arrachait à son ombre future
et faisait face à son visage en Ton courroux ?
S'il dressait sa stature abolie dans les sphères
les pieds ancrés en l'interdit, le regard creux
tourné en Toi ? S'il se laissait crever les yeux
par Ton doigt qui maudit et commande la fuite,
s'il tendait le mutisme en lui pour ne point fuir ?

                Prière d’Abraham


     Prière d’Abraham paraît en plaquette, aux « Cahiers du Rhône », série rouge IX, en août 1943, aux éditions de la Baconnière, Neuchâtel. Il comprend deux poèmes, précédés chacun d’un « Argument » en prose : « La prière d’Abraham » et « Les filles exposées ». L’ensemble est repris ensuite – sans les arguments – dans Sodome, dont il est en quelque sorte un prélude.
     Prière d’Abraham indique plusieurs des aspects essentiels de Sodome : le choix toujours laissé à l’homme de « faire face » ou de fuir devant Dieu, devant soi-même, lorsqu’il est convaincu de sa faute, l’inversion qui pervertit jusqu’au juste, le thème du double, la quête de l’impossible unité etc.
     Lot, neveu d’Abraham, habite Sodome avec ses filles. Pierre Emmanuel explique dans l’argument du second poème :
     « Au fort du silence, éclate le cri du désir : dans les anges se lit cette unité parfaite dont la foule veut posséder le secret. Tous veulent rompre l'Image, se laver dans les eaux du miroir.
     Loth, connaissant sa Faute innombrable, se voit au fond de la multitude. Eux, récusant cette fraternité, rêvent un songe de matière, où de la pierre qu'ils sentent en eux durcir naîtrait la plasticité des eaux. Le salut en suspens avec le mot «Frères », au-dessus d'eux. Que la femme entre eux et leur image établisse la distance où le monde se crée sans fin ! Loth leur offre ses filles, et de revêtir leur péché devant Dieu. Seul lui répond un rire infernal, celui du chaos où s'abîme la foule. »