PIERRE EMMANUEL

OrphiquesGallimard, septembre 1942

Toi forêt désancrée tu brises tes amarres
et mets le cap sur le Ponant de la pensée.
Un chêne convulsé par l’effort de la sève
te domine, tout hérissé de vents mortels
et déchirant tes flancs sacrés s’agrippe en vain
aux os fluides de la mer ; il veut la terre
dont les larmes et le regret peuplent la mer,
la terre ancienne au goût de sel et d’eaux cendreuses
qui s’abîme en un seuil de solennelle ardeur
avec ses frondaisons de ciel ses tours casquées
ses promontoires féminins aux hanches belles
filles d’Argos ! la mer ronge déjà leur front
leur chevelure aux reflets roux baignant les ruines
s’abandonne aux lumineux flots. (…)

    Orphiques, « Orphée sur le navire Argo »


     Orphiques est achevé d’imprimer fin septembre 1942. Il est le seul livre de Pierre Emmanuel édité chez Gallimard, dans la collection « Métamorphoses » que dirigeait Paulhan. L’œuvre comprend 20 poèmes, dont plusieurs seront ensuite repris dans Memento des vivants  ou Tombeau d’Orphée. 9 d’entre eux, profondément remaniés, suivront ce dernier livre dans l’édition définitive de 1967. C’est dire à quel point les thèmes en sont proches. Au reste, lorsque Pierre Emmanuel parlait, dans les années 1940, de ses poèmes orphiques, il ne distinguait pas les uns des autres.

      « Comme le titre l’indique, le mythe d’Orphée est donc au centre de ce livre violent, noir, pétri de sang et de nuit. Il se confond avec le mythe du poète fou, d’Hölderlin. La quête d’Orphée cherchant Eurydice est aussi l’aventure de la parole, du cri du poète mourant qui devient chant, incantation, musique pure. Bach, Beethoven, accompagnent la descente du poète dans la nuit en vue d’une improbable résurrection. Les trois sections du recueil — Musique de la nuit, Aube sur les enfers, Invention des Ménades —, marquent les trois étapes de cette expérience orphique. Dans Orphiques aussi il y a contamination entre Orphée et le Christ, notamment dans la deuxième section du recueil : « Christ fumant de distance absolue et d’horreur / s’ouvre. Le Sang sacré s’abandonne à la terre, / exulte ô Sang de Christ hors des canaux rompus / ô Ténèbre nourris de vertige les astres / et qu’un seul nom divin confonde terre et Christ. » (« Orage ! emplis de vent »). »

François Livi, notice d’Orphiques, Œuvres poétiques complètes, t. 1, L’Âge d’Homme, 2001, p. 1197-1201.