PIERRE EMMANUEL

Le grand oeuvreÉditions du Seuil, septembre 1984

Aussitôt né l’homme est louange et son cri bien qu’aveugle atteint
Au lieu même où former un Cœur assez aimant pour y répondre
C’est par ce cri tout-désirant que Se conçoit le Dieu absent
Contraint par l’homme à Se nommer pour le nommer à son image
Cette impensable Majesté dont le Silence Se suffit
Que n’émeut nulle idée de Soi que nul miroir ne réfléchit
Que ne ternit nulle buée d’une Parole créatrice
Dès qu’Elle nomme Se nommant Elle est en face du Néant
Où mettre en branle l’œuvre entier qui s’abîme au-delà des temps

               Le grand œuvre, « Naissance de l’homme »


     Le grand œuvre paraît trois semaines avant la mort du poète ; « somme cosmogonique, [il] est aussi pour Pierre Emmanuel la somme poétique et spirituelle de toute une vie. La recherche amorcée dès les premiers livres se poursuit ici. La question centrale demeure celle d’un exil de l’homme interrogeant dès lors ses origines et cherchant, à travers la "nouvelle naissance" espérée, l’unité. Le livre exprime à nouveau l’angoisse d’être au monde, divisé et semblable à un fœtus inachevé. La dévoration est une image récurrente dans l’œuvre pour exprimer la logique d’entropie et de violence propre à une création séparée de Dieu aussi bien que la faim salutaire et créatrice que le même a de l’autre. [...]
     Ce qui se formule ici couronne en effet la méditation que le poète n’a jamais cessé de mener, que ce soit dans sa poésie ou dans ses essais, sur la nature de l’expérience poétique. Celle-ci apparaît indissociable de l’interrogation des origines qui, sous-jacente dans les premiers recueils, réitérée au début de Sodome, de Jacob, de Sophia, devient enfin le cœur même du grand œuvre en 1984. En 1978 la « Préface » à Una ou la mort la vie, premier volet du Livre de l’homme et de la femme, le confirme. Les origines ne sont pas un thème poétique parmi d’autres. Toute œuvre véritable est une cosmogonie : "Elle est le champ symbolique d’une expérience totalisante où l’homme singulier s’efforce d’atteindre au mystère de sa genèse et de celle de l’humain dans l’ensemble de sa réalité. Telle est la profondeur de l’existence, insondable mais vécue dans ce rêve actif et supérieurement lucide, la création." Que cette quête du primordial passe par le récit de la création marque de surcroît que le questionnement spirituel auquel se voue le poème est indissociable de noces avec l’existence et la chair du monde : "À la spiritualisation indue de la poésie, extase sans substance d’un monde abstrait et 'positif', s’oppose le réalisme d’une expérience exhaustive, celle du mal, celle de l’épaisse incorporation de l’homme dans un monde qui devient sa chair même. La vraie poésie, c’est l’incarnation." »

Aude Préta-de Beaufort, notice du grand œuvre, Œuvres poétiques complètes, t. 2, L’Âge d’Homme, 2003, p. 1290-1298.