PIERRE EMMANUEL

DuelÉditions du Seuil, 1979

M’est-elle donc tellement étrangère
Qu’à son côté je ne sais qui je suis
Elle se tait je ne puis que me taire
Béant d’angoisse à la dévisager
Rien ne me donne en moi prise ou repère
Contre moi-même ouvert pour m’engouffrer
Ses yeux à pic sont la mer à mes tempes
Sans un effort pour me débattre même en vain
Elle est vide et dense à la fois comme l’abîme
J’ignore si j’existe encore sous le poids
De son silence qui peut-être n’est que moi
Perdant pied dans le trop fluide face à face.

                          Duel, 13


     Duel paraît en novembre 1979, aux éditions du Seuil. Avec ce second livre, la trilogie qui est en train de se constituer trouve son nom : Le livre de l’homme et de la femme.
     « Écrit exactement un an après Una, Duel n’accomplit pourtant pas l’espérance du premier livre de la trilogie, l’unité trouvée enfin dans l’union pacifiée des corps et des âmes. Au contraire, il consacre la séparation avec ce « deux » qu’énonce le titre mais aussi ce « duel » entre les protagonistes et, en chacun d’eux, entre leurs parts féminines et masculines que la présence de l’autre suscite comme un guerrier ennemi. C’est un "Duel dialogue / Mêlant mots et sang / Chacun y est deux / Les deux y font quatre" (épigraphe). D’où cette composition en abîme où les voix masculines et féminines peuvent renvoyer à leur contraire comme à l’être inconnu en elles qu’éveille la présence de l’autre comme à cet autre étranger que chacun projette sur l’être aimé sans que celui-ci puisse s’y reconnaître.
     Le livre est divisé en trois parties. La première — "Lui" — et la seconde — "Elle" — de soixante douzains chacune, comme un dialogue différé où chacun s’adresse à l’autre aussi bien qu’à soi puisque chacun est double. La troisième — "Eux" — dont les quarante douzains alternent entre les deux voix sans pourtant non plus vraiment se répondre. L’incommunicabilité est inscrite ainsi dans la composition même : "Qu’est-ce qu’aimer ? Se peut-il qu’entre nous / L’amour ne soit qu’une double carence / Que nous mimions une même impuissance / Des deux côtés d’une cloison d’éther ?" (140). »

Anne-Sophie Constant, notice de Jacob, Œuvres poétiques complètes, t. 2, L’Âge d’Homme, 2003, p. 1287-1288.