PIERRE EMMANUEL

BabelDesclée de Brouwer, novembre 1951

      Je vis un homme poser la main sur la carte du monde. Couvrant l’Europe de sa paume, il souriait : « C’est bien petit ».
      J’étais prisonnier de cette main : écrasé, étouffé par cette main. Des millions d’autres, comme moi, rampaient pour se dégager des ruines.
      Sans un cri. Comment crier à travers l’épaisseur de cette main ? Mais un grand souffle suffoqué battait la main d’une boue d’hommes.
      Ma bouche mangeait la poussière : tout ce que je croyais éternel, réduit en poudre et en grumeaux de sang. Mon âme prit l’odeur du cadavre. Des phrases de livres, comme des peaux mortes, se détachaient de moi.
     Un crieur de journaux, à plat ventre, hurlait : La fin de tout ! À la une, sur huit colonnes. Quelque part, sous les décombres, des machines à écrire crépitaient. Par toutes ses plaies, le monde perdait son encre.
     La fin de tout ? Mais je vivais encore ! Je vivrai même si l’on me tue... Une seule chose importe : avancer. Avancer plus vite que les autres. Atteindre l’issue avant eux.

        

                  Babel, « L'avènement », « Le récitant »

 


 

 

     Babel est achevé d’imprimer 20 novembre 1951, aux éditions Desclée de Brouwer (DDB). Long poème de 293 pages, c’est « un vaste mythe aux proportions proprement monumentales, et tout à fait inaccoutumées aujourd’hui », affirme Jean Amrouche.
     Dans une lettre à Albert Béguin, Pierre Emmanuel dit avoir « vécu six ans de cette œuvre ». Le premier poème (« L’hymne aux témoins »), dont « est né (…) l’ensemble du livre » est écrit dès 1945. En 1946 Pierre Emmanuel y travaille activement. Babel est, affirme-t-il en 1969, le troisième rêve dont doit sortir la personne pour se construire, rêve « de l'humanité se créant elle-même » (Ligne de faîte, préface). Symétrique de Sodome dans lequel il présentait « le mythe de l’individu qui se divinise et qui ainsi rejette toute référence à un absolu qui serait en dehors de lui », il montre l’« homme des foules, (…) le tyran, et (…) en même temps chacun de nous dans la mesure où il se rend anonyme, où il se fond dans un consentement abject à l’autorité tyrannique qui est sur lui » (Émission radiophonique avec Jean Amrouche, 1952, INA).
     « Épopée spirituelle de l'histoire humaine », l’œuvre est construite en cinq sections, comme une tragédie classique : « L’avènement », « Le bâtisseur », « L’orage sous la terre », « Commencement de l’homme », « La chute de Babel ». Le mythe de Babel y est déployé dans son rapport à la parole comme ce que l’homme a de plus précieux, de plus personnel, de plus intime, lieu aussi du partage ou du rapport de force et de la violence destructrice.
     Babel est réédité en 1969, précédé d’une préface de Pierre Emmanuel.