PIERRE EMMANUEL

SodomeEgloff, Fribourg, 11 février 1944

Verdure énigmatique où ruisselle le songe
Est-ce le monde à l’infini rêvant son dieu
ou l’Œil de dieu rêvant à l’infini le monde ?
Le regard vaste qui se meurt dans la chaleur
avec la sûre liberté de la musique
baigne d’air nu les masses sombres de l’été
fait luire l’onduleux bruissement de l’herbe
aère l’heureux sol d’un ciel dense et léger
qu’allège encor la profondeur montant des arbres

             Sodome, « Éveil de l’homme »


     Sodome paraît le 11 février 1944 à Fribourg, chez Egloff. C’est alors pour Pierre Emmanuel le plus ambitieux de ses projets et le plus accompli. Il affirme dans plusieurs lettres y avoir travaillé presque trois ans.

     « Sodome illustre [...] les voies multiples de la perversion du désir d’identité par une négation illusoire de la distance essentielle. Les hommes de Sodome, avides de s’emparer de Dieu, de l’Image parfaite de l’homme, d’abolir enfin la distance entre l’homme et Dieu veulent violer les Anges. Le péché de Sodome est aussi la tentation de se croire un et parfait, sans manque, sans distance : le même se replie sur le même, niant l’autre féminin. Pierre Emmanuel condamne [enfin] une autre forme de narcissisme : la complaisance dans le mal et dans le sentiment de l’erreur. Le péché de Sodome apparaît dans le livre comme un péché revendiqué, un mal qui ne provoque plus l’appel de l’homme à la Grâce divine. Sodome a l’orgueil de son péché au lieu d’y voir la marque de l’humble condition de la créature et d’y sentir une incitation à demander l’aide de Dieu. Dans le même esprit, Pierre Emmanuel met en garde contre la tentation [...] de se complaire dans l’accablement et de ne voir en Dieu qu’un dieu de courroux et de châtiment. [...]
     Plus largement enfin, le livre développe, à des degrés divers, ce que le poète définit dans Le goût de l’Un comme ses "thèmes majeurs qui sont parmi les lieux communs de toute réflexion unitaire, de tout acte concret en vue de l’unité", ajoutant : "Ces thèmes sont : l’histoire, l’érotique, Dieu. L’histoire où se poursuit l’unité de dessein de l’espèce, parfois à un prix atroce comme celui que notre temps a payé. L’érotique, lieu de la quête de l’autre pour ne faire qu’un avec lui — fût-ce dans une étreinte mortelle. Dieu : Autre absolu, Tout et Un, unique amour et rival unique" (p. 96- 97). [...]
     Le Final marque la victoire de la miséricorde divine sur la colère et le livre affirme avec insistance que "la Colère est don d’un implacable amour" ("Au Christus venit"). »

Aude Préta-de Beaufort, notice de Sodome, Œuvres poétiques complètes, t. 1, L’Âge d’Homme, 2001, p. 1152-1157.


     Sodome reparaît aux éditions du Seuil en 1953, où il est réédité en 1971 avec une préface et des corrections du poète.