PIERRE EMMANUEL

Poésie raison ardenteEgloff, Fribourg / L.U.F., Paris, 1948

     Vous rappelez-vous l’étonnement, l’effroi peut-être qui vous saisirent quand, pour la première fois, vous avez reconnu votre langage ? Jusqu’alors, ce n’était point vous-mêmes qui parliez, mais un infirme empruntant à d’autres ses paroles ; vous exprimant, certes, mais comme à la surface de vous-même, et dont les mots ridaient à peine l’eau dormante de votre vie cachée. Déjà, pourtant, vous pressentiez le nouvel être, qui déblaierait le fatras des mots anciens. Un jour, la page écrite, tout obscure qu’elle fût pour vous, vous connûtes, à n’en pas douter, que cet homme nouveau venait de naître : « homme nouveau devant les choses inconnues », comme le Cébès de Tête d’Or quand il paraît sur la scène du monde. Car les choses hier familières, connues de cette connaissance commune qui rend aisé l’échange quotidien, soudain vous devenaient étranges ou plutôt vous leur deveniez étranger. Il s’était fait un ébranlement de vos puissances, si vaste qu’il ne vous suffisait plus de recourir aux étais ordinaires de la pensée. Ce poème, ce conte, cette ébauche de roman ou de drame, dont la vertu singulière vous désorientait et tout ensemble vous assurait en vous-même, ils vous signifiaient un don redoutable : celui non de répéter, mais de créer.

                       Poésie raison ardente, « Aux écrivains »

 


 

     Poésie raison ardente paraît en 1948 aux éditions Egloff, Fribourg et L.U.F., Paris. Pierre Emmanuel précise dans la préface que les « textes (…) réunis dans ce livre s’échelonnent de 1937 à 1946 ». L’ouvrage est organisé en quatre parties. Après « L’homme et le poète », qui reprend essentiellement des articles sur la poésie durant la guerre, on trouve « Le poète et le mythe », « Poésie raison ardente » et « La mort de Dieu ».
     Poésie raison ardente
marque les dix ans d’écriture poétique de Pierre Emmanuel. Il a déjà publié une quinzaine d’ouvrages. Après la guerre il a été reconnu, salué par la critique. Mais depuis son voyage dans les pays de l’Est de l’Europe il est ostracisé par une partie de ses anciens amis. Alors qu’il prépare Babel, Pierre Emmanuel éprouve le besoin de faire le point sur la route suivie et d’en indiquer le sens. Se distinguant des courants à la mode, il réabilite le mythe et les grands paysages poétiques, une confiance en la parole qui est aussi confiance en l’être, présence au monde.