PIERRE EMMANUEL

Le voyage dans les pays de l'Europe de l'est

     En octobre 1947 le directeur général des affaires culturelles au ministère des Affaires étrangères, Louis Joxe, charge Pierre Emmanuel d’une mission en Bulgarie, Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie. Pierre Emmanuel doit donner des conférences sur la poésie et la littérature dans les Instituts français, observer les modalités de fonctionnement de ces derniers et juger de la présence de la France dans le domaine intellectuel.

     Le jeune poète part « ému comme un pèlerin qui s’embarque pour les Lieux Saints ». Mais, écrit-il : « Deux mois et demi plus tard, quand je revins, ce fut l’angoisse au cœur et l’âme vide ». Car il observe, écoute les officiels et les autres, décode les langages. Partout pèse la peur, qui dicte le comportement des hommes. Partout sévit un sourd climat d'urgence, de fatalité : celle de la prise de pouvoir par le parti communiste dirigé de Moscou.

     Un incident en Roumanie le marque plus particulièrement : en dernière minute, la conférence qu'il doit donner à Brasov est interdite sur ordre d'un cordonnier paré du titre de « délégué culturel des syndicats », devant lequel tremblent toute la ville et son préfet.

     Six articles dans Une Semaine dans le monde (direction Albert Béguin) rendent compte de la partie officielle de sa mission : le sort de la culture française derrière le rideau de fer. Ils notent en particulier sa mise à l’écart progressive, due à la montée du russe et de l’anglais, à la lourdeur des institutions françaises aussi qui bloquent le budget qui pourrait aider à la diffuser davantage.

     Rien ou presque n’y est dit de ses impressions profondes. Ces articles lui valurent pourtant d’être mis au ban publiquement par Aragon, et par voie de conséquence par tous ses amis communistes, hormis Eluard.

     Pierre Emmanuel rend compte en revanche de ce qu’il a vécu dans L’ouvrier de la onzième heure, chapitre XIV et XV.


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     « [J]’étais revenu avec trois carnets pleins de ce qu’on m’avait fait voir : revenu des chantiers, des clubs syndicaux, des fermes collectives, des Universités modèles, des pionniers, des châteaux pour écrivains, des prêtres progressistes, et de l’unanimisme d’une propagande en forme de marteau-pilon. Ce mélange écœurant de conviction, de bluff et d’hypocrisie, dont je fus saoulé pendant des semaines, avivait mon angoisse au lieu de l’endormir.

     Tout cela était pire qu’un décor : la même comédie se jouait à Budapest, à Prague, à Bucarest et Sofia. À Prague on en était au premier acte ; à Budapest, on entrait en scène pour le deux ; à Sofia, le rideau se levait sur le troisième, tandis qu’à Bucarest, pour le dénouement, on portait les cadavres sur le plateau. Il suffisait d’un peu d’instinct pour constater qu’aucun de ces pays n’était habité par la flamme révolutionnaire. Rien ne s’y passait qui leur fût propre : tout y donnait la sensation de la fatalité. Leur ensemble formait le théâtre d’une stratégie impériale identique, qui se jouait simultanément sur plusieurs scènes, avec une diversité apparente, en réalité comme dans ces romans modernes où se juxtaposent, au mépris de l’ordre chronologique, les moments différents d’une même action. Aux yeux du monde extérieur, ces « différences » passaient encore pour des preuves d’autonomie relative. Vues de près, ce n’étaient que les étapes d’un déjeuner de boa constrictor. Ce n’était pas ainsi que j’imaginais la Révolution triomphante.

     (…) [J]e ne pouvais plus me tromper, ni accepter d’être trompé davantage : ce que j’avais vu, c’était le règne abject de la peur. J’ai trop respiré l’atmosphère sournoise de la terreur policière pour me méprendre au suintement de certains silences, interminables comme des murs de prison. Je me souviens du magique Verboten, des rues barrées, des sentinelles jambes écartées, casque aux yeux, formidables gardiennes de bronze au seuil des temples de l’horreur ; des trottoirs qu’on évite d’instinct, pour ne pas fouler une ombre tabou ; des vitres dépolies, des barreaux, de la méchanceté de tel édifice, massive et tournée vers le dedans ; de cet air coupable d’exister qu’ont les visages dont on arrache l’écorce (un regard de plein fouet y suffit ou la griffe d’une question inattendue). Et le trompe-l’œil quotidien, la routine faussement rassurante, dont on ne veut que trop oublier qu’ils servent à la terreur de rideau ! Quand on a vécu des années au pays du camouflage, on éprouve la plus violente allergie envers les couleurs vives de l’enthousiasme officiel et leur côté foire-exposition de l’espoir. Sans pouvoir l’expliquer ni le décrire, on sait ce qui se passe derrière : dans un pays livré aux chiens de police, c’est la bête en soi que l’on sent traquée.

     J’ai vu là-bas – et parfois deviné, ce qui m’a saisi plus encore – non seulement des ci-devant aux abois, mais des gens en place cernés par la meute : des ministres sous surveillance, des écrivains du peuple n’écrivant plus, des poètes changés en crécelle, des recteurs d’université ânonnant Marx devant des pions. J’ai vu de vieux communistes, membres du Parti depuis vingt ans, se réjouir qu’approchât leur mort qui les délivrerait du devoir de feindre. Partout on m’a seriné la même fastidieuse leçon à propos d’un « réalisme socialiste », défendant, tel un sphinx accroupi, le seuil des Éditions d’État : nul ne savait au juste sa nature, bien que chacun tremblât de ne s’y conformer. Univers d’ignorants, d’ignorantins et d’ignorantifiés, auxquels la scolastique marxiste infuse la forme d’ignorance, la lettre préexistante à l’esprit, le moule hors duquel les faits les plus avérés ne sont pas ce qu’ils doivent être, d’où suit qu’ils sont comme s’ils n’étaient pas ! »

                                                L'ouvrier de la onzième heure, chap. XIV