PIERRE EMMANUEL

Regards sur les poètes

     « Telle page d’Agrippa d’Aubigné est aussi belle, aussi achevée dans sa forme, que telle autre de Mallarmé. L’utilisation du souffle, des ressources de la respiration ou du silence, n’est pas la même chez l’un et l’autre : le plaisir d’art est aussi grand. Il est vrai que dans les Tragiques, nous échappent certaines références directes, fatigantes pour nous qui ignorons les événements d’alors. Elles pourraient être supprimées, nous semble-t-il, et le poème gagnerait en homogénéité et en force. Mais a-t-on réfléchi qu’en beaucoup de passages, directement marqués par l’événement, Agrippa d’Aubigné s’élève au-dessus de la contingence historique, et n’utilise le fait qu’en fonction de sa valeur symbolique assez forte pour se communiquer au lecteur ? Dans une œuvre d’aussi longue haleine que les Tragiques, le mouvement est irrépressible, il entraîne tout ».

« En guise de conclusion provisoire », Les Étoiles, n° 46 (26 mars 1946), p. 7


     « La vraie volonté n’est pas dans l’observance de la lettre, mais dans le farouche appétit du parfait qui peut très bien se manifester au sein d’une vie chaotique, et comme telle, réprouvée des pharisiens. Baudelaire, que j’appris assez tard à connaître, est un exemple d’héroïsme moral en lutte contre une nature infiniment étendue et complexe, vouée à l’impuissance par l’excès même de ses déterminations contradictoires. Un tempérament de poète greffé d’un esprit religieux, l’un et l’autre également forts, se disputent l’empire de l’être : il est peu de drames humains aussi terribles que celui-là : l’incidence en éclate partout, jusque dans l’existence banale. »

Qui est cet homme ?
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     « Je n’ai jamais beaucoup parlé à Bergamin, mais je l’ai beaucoup écouté, ou plus exactement j’ai fait effort pour capter sa parole. Cet effort ajoutait à l’énigme : son humour était nourri de paradoxes, de « chistes », mot espagnol dont nous n’avons qu’un faible équivalent dans « mot d’esprit ». (…) [I]l avait l’art, que je n’ai rencontré que chez lui, de provoquer à imaginer plusieurs réponses possibles à une question peut-être inexistante. Pour tout dire, il était l’un des êtres les plus stimulants auxquels une intelligence souvent trop rationaliste, comme la mienne, eût la chance de se frotter.
     J’étais son ami depuis 1938, lors de son exil en France pendant la guerre civile. Jusqu’à sa mort, dans ses engagements politiques, il fut absolu et singulier. Le prix à payer, il l’a accepté, vivant en exil dans les conditions les plus dures, et privé tôt du soutien de sa femme par la mort. (…)
     [J]e l’ai beaucoup aimé. Peut-être parce qu’à lui seul il était pour moi l’Espagne, plus qu’aucun autre Espagnol que j’ai connu. Une Espagne très ancienne, de Cervantès à Unamuno, dont je pourrais définir l’esprit comme une circulation dans les deux sens entre ce que nous nommons respectivement le songe et la réalité. Peut-être aussi comme une façon de regarder la mort, avec une insistance qui devient un affrontement tranquille, une manière d’être vraiment vivant. »

« De la discrétion des morts » (16 octobre 83), France catholique, n° 1924 du 28 octobre 1983

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     « Browning vit de 1812 à 1869 : Hugo de 1802 à 1885. Ils sont soumis au même champ d’idées et d’évènements, leur idéal est parfois analogue. Leur grandeur verbale se compare souvent. Hugo est célèbre à dix-huit ans : Browning ne connut que peu de gloire, lui vivant, et son œuvre dut faire le tour du monde, passer par l’Amérique, avant de revenir, consacrée, dans sa patrie. Hugo, c’est l’art triomphant, l’idéalisme hardi, parfois naïf. Browning, c’est la compréhension intérieure des âmes, la conscience inquiète, le repli sur les merveilles du moi. Différences qui tiennent de race : curieuses opposition de destins. Browning vieillissant reste cependant fidèle, comme Hugo, à cet admirable sens de l’antithèse qui est l’un des ressorts de leur poésie. Mais, tandis que chez Hugo, l’antithèse est sculptée à grands traits et côtois dangereusement une conception manichéenne du monde, ou plutôt de deux univers séparés, bien et mal, chez Browning elle s’intériorise, devient la condition même de l’homme, sa contradiction nécessaire que le vivant approfondit plus il tente de la surmonter. »

« Poètes du monde – Robert Browning », 12e émission, diff. 10 janvier 1951, Inathèque, texte inédit.


     « Les Poèmes de la Nuit et du Brouillard, de Jean Cayrol, témoignent que la vraie victoire sur le temps n’est ni négation ni rupture, mais sacrifice : la mort y est partout présente, non point comme une obsession, mais comme l’acte suprême, irréfutable, par lequel s’affirme la vie. Loin d’apparaître insensée, disproportionnée à la nature humaine, la souffrance des camps, pour ceux qui l’ont acceptée et comprise, est le signe de la rédemption. Si peu chrétien que soit apparemment notre monde, il est hanté malgré lui par la Croix : il sait obscurément que le sacrifice conditionne la résurrection. Jean Cayrol nous le rappelle, en de vastes séquences qui sont comme une liturgie du Golgotha. C’est lui, ce sont ses pareils, qui ont préservé la continuité de l’Histoire. Soumis au total effort de destruction, ils ont montré l’homme indestructible : ayant vu le vrai visage du mal, ils l’ont reconnu spirituel, comme le bien lui-même. C’est ainsi que la poésie de Jean Cayrol figure une lutte dont dépend le salut de la durée : lutte dont le champ clos est l’homme intérieur théâtre du monde, le monde théâtre de l’homme intérieur… Cette poésie est grande, parce que le langage du poète est à hauteur d’un tel combat. Et salutaire, parce qu’en elle, mieux qu’en tout autre, nous prenons mesure exacte de la mort et de la vie. »

« Poésie, victoire sur l’absurde », Temps présent, 10e année, n° 92, 24 mai 1946, p. 4.
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     « Dans ce livre Vrai visage, comme dans la poésie de Georges-Emmanuel Clancier en général, ce que je remarque c’est qu’il y a une abondance de termes extrêmement concrets, qui tous expriment des réalités naturelles : l’arbre, la tige, la fleur, l’étoile, et même quelquefois ces mots sont d’une plus grande précision que cela : il ne s’agit pas seulement de vocables désignant des réalités générales, il s’agit de telle fleur particulière, de tel arbre en particulier. Il y a aussi, chez Georges-Emmanuel Clancier, un besoin semble-t-il, de développer certains paysages, comme s’il avait vécu dans la familiarité de la nature pendant son enfance et son adolescence, et comme si naturellement il s’y reportait pour exprimer son univers intérieur. Mais en même temps, (...) au moment où je crois que le paysage va se dessiner devant moi, (...) c’est à ce moment-là qu’il me semble qu’il se dissout, au contraire, et que brusquement vous passez d’une réalité concrète, que peut-être j’allais peut-être voir, à une réalité symbolique, que je suis obligé de chercher en tâtonnant, parce que l’expérience que j’ai de vos mots n’est pas la vôtre. »

« Le poème et son image », émission radiophonique diffusée sur la chaîne nationale le 1er mars 1956.


     « Claudel naît avec un grand style, avec un langage originellement sien : fait non seulement de vocables, mais d’un rythme. La parole claudélienne est dès le début rythmée, modulée, d’une façon que l’on ne retrouve nulle part dans la poésie de son temps ni d’aujourd’hui. Voilà un homme qui respire la parole de manière singulière et pense en proférant, selon un rythme tout à lui. Qui veut l’entendre, doit d’abord sentir ce rythme l’investir, lui entrer dans le corps, lui communiquer un mouvement autre. Pensez au début de Têted’Or, où ce rythme s’impose pour la première fois à celui qui le porte, à nous qui l’écoutons, au monde qui s’y plie et qu’il recrée. Claudel écrit ce texte à dix-huit ans, signe d’une précocité spirituelle et poétique exceptionnelle. »

Choses dites


     « La plupart de ces poèmes ont quatre ou huit vers, et sont d’un mètre bref, d’ailleurs variable. […] Habitués aux éclats de l’image, au riche mouvement verbal d’une poésie que près de cent années d’expérience ont renouvelée, nous sommes tentés de dédaigner la forme gnomique, et restons insensibles à l’aiguillon de la plus profonde pensée. Ou bien, quand des poèmes courts nous arrêtent, c’est plutôt par la condensation des images que par la concentration de l’idée ; nous choisissons le bijou, plutôt que le diamant. Chez Emily Dickinson, les plus beaux poèmes sont d’une telle eau qu’ils ne se distinguent pas de la lumière ; leur évidence est à un tel point naturelle qu’elle passe souvent inaperçue. »

« Une jeune poétesse : Assia Lassaigne », Temps présent, 10e année, n° 74, nouvelle série, 18 janvier 1946, p. 5.


     « Il est peu de poètes français chez lesquels les symboles soient aussi nettement lisibles que chez Paul Éluard. Nous les recenserons à partir du premier, qui détermine tous les autres et les ramène constamment à soi : ce symbole, c’est la première personne du singulier, Je, qui déborde de toutes parts la pure personnalité lyrique. Le Je de Paul Éluard revient sans cesse dans ses poèmes, comme un critère d’évidence absolue. Bien qu’inséparable du tempérament du poète, qui saisit le monde à sa façon, ce Je constitue le principe de cohésion interne du monde restitué par le langage, et d’où le drame personnel est exclu, sans que disparaisse pour autant le tragique inhérent à l’homme. »

Le monde est intérieur


     « Partir de l’objet méticuleusement décrit dans sa modestie prosaïque, mais “poursuivant une ancienne durée” dans un calme immuable et pourtant vivant : préserver ainsi de la destruction “le langage et le geste humain, celui des bêtes et de la paix vivante des végétaux comme aussi la tumeur de toutes choses”, telle est, en somme, l’ambition que le poète a su réaliser. Sa réussite tient à deux facteurs essentiels : le premier est un don d’observation datant de l’enfance, et dû peut-être à la lenteur et à la permanence des rythmes de la vie en ce temps-là ; le second facteur, découlant du premier, est une exactitude et une économie toutes classiques du style. »

Manuscrit inédit (Archives de l’IMEC)


 

     « André Frènaud, le poète des Rois Mages. Je me rappelle ce jour d’automne 1941 où pour la première fois nous entendîmes, lus par la voix d’Aragon, des poèmes d’un inconnu, qui les envoyait depuis les Marches de Brandebourg où il était prisonnier en Allemagne. Depuis cet inconnu est devenu l’un des plus remarquables poètes de sa génération et je dois dire que je lui ai toujours gardé une amitié particulière à cause de ses textes qui nous avaient été lus ce jour-là, pendant la guerre, et qui nous le rendrait si étrangement fraternel. »

« Le poème et son image », 16e émission, diff. 14 juin 1956, Archives INA


     « En lisant cette Élégie d’Ihpétonga qu’illustra Picasso aux éditions Hémisphères, ce poème qu’Ivan Goll conçut dans Brooklyn, au-dessus du port de New-York, par-delà Saint John Perse et Cendrars, par-delà Whitman et Lorca, c’est à Chateaubriand que je pense. Comme Ivan Goll, Chateaubriand fut un mangeur du Livre, de cette Bible qu’il dévorait du temps de l’Essai sur les Révolutions. Qui a mangé le Livre a mangé toute l’histoire des hommes. Une histoire qui répète à jamais les mêmes ruines dans les mêmes paysages, à travers le même désert. Tous ceux qui, derrière l’homme d’aujourd’hui ont voulu retrouve ses prédécesseurs dans les âges, se servent d’images identiques, celles dont se servaient déjà les prophètes ou Salomon. Certes, des mots nouveaux s’insinuent dans les vieux mythes ; mais ceux-ci demeurent éternels, et n’est-ce pas Babel qui se dessine une fois encore dans ces vers de l’Élégie[ ?] »

« Souvenir d'Yvan Goll », Parade, Genève, n° 3, 3 octobre 1951, p. 69-70.


     « Heine, lui, ne se prend pas en pitié, - du moins sait-il nous cacher ce qu’il considère sans doute comme une faiblesse. Il se refuse même de prendre l’air stoïque, parce que son stoïcisme est pudique et vrai. Mais comme l’ironiste ne perd jamais ses droits, toujours prêt à se prendre en flagrant délit d’espérance, il se moque gentiment, élégamment, amèrement aussi, de lui-même […].
     Le spectacle de la misère, la réflexion sur la sienne propre, la culpabilité qui le saisit de ne penser qu’à soi dans les derniers temps de sa maladie, avivent parfois chez Heine agonisant le sentiment de la révolte qui survit à son attente théorique de la Révolution. Et c’est peut-être à ce moment-là, dans la déréliction la plus totale et dans la solitude d’une souffrance que personne ne peut plus partager, que le poète révolutionnaire se fait entendre avec le plus de force, avec cet accent sarcastique inimitable, qui lui a fait tant d’ennemis. Témoin le poème : Rats qui voyagent. Les rats qui restent chez eux, ce sont les riches ; les pauvres sont des rats faméliques, qui se répandent et sèment la terreur dans le pays. »

« Heinrich Heine », Poètes du monde en 1850, 11e émission, diffusée le 13 décembre 1950, Tapuscrit, BNF-Richelieu, inédit.


     « Jorge Guillén, admirateur et traducteur de Valéry, ne laisse guère à la poésie le droit d’empiéter sur sa vie personnelle. Il professe, dans l’expression des sentiments, une pudeur dont la raison profonde est esthétique. "La poésie qui se laisse aller au cri peut être belle. Mais sa beauté n’est jamais sûre d’elle-même. Elle est toujours menacée de tomber dans l’excès". S’il y a chez Guillén, comme chez Valéry, une tendance à la mystique intellectualiste, c’est par crainte de l’élément subjectif, qui, sans doute, introduit la catégorie du tragique dans le monde, mais au détriment des forces réelles de celui-ci, auprès desquelles la force tragique de l’homme apparaît dérisoire. Ce sont moins les mouvements du cœur qui l’intéressent, que les mouvements de l’univers. Mouvements auxquels il participe, comme Valéry, par une observation poétique des phénomènes, c’est-à-dire par une identification où la conscience, loin de s’anéantir, se délie. »

« Jorge Guillén », Poésie et guitare ininterrompues, diff. 18 décembre 1951. Inathèque, texte inédit.


     « Il convient de n’approcher qu’avec une terreur sacrée certains drames illustres, d’une tension et d’un mutisme souverains, et dont l’échec qui les dénoue creuse à l’infini le scandale. La critique, impuissante devant les ruines d’un génie terrassé, ignorante souvent de certaines hauteurs étranges, où l’ellipse du langage se confond avec l’éclair de la vision, s’étonne d’une obscurité dont l’évidence échappe à son analyse, et d’une densité si douloureuse et si rare que toute exégèse, réduisant au multiple l’unicité du sens, apparaît une profanation. Atteindre au mystère dernier du langage, surprenante ambition dont on n’a pas encore compris la portée ! (…)
     Avec Hölderlin s’ouvre en poésie cette crise du langage humain dont la composante historique est la catastrophe, et qui pourrait se formuler ainsi : L’homme peut-il encore s’exprimer dans sa totalité ? »

Le poète fou 

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     « Les grands destins sont à la mesure des grandes âmes : le fantôme qui les habite se projette dans le vivant qu’elles animent de leur idéal. Aucun exemple n’en ferait mieux la preuve que le destin de Hugo. Mu par une fatalité qui le dépasse, son génie déborde de toutes parts son talent, comme l’exemple de sa vie déborde sa vie même. À cinquante ans, le vivant qu’il est, l’écrivain salué par l’admiration universelle, aurait pu composer avec le destin, et, chargé d’honneurs, survivre au fantôme justicier qui s’empare brusquement de cet homme. Mais Hugo, le bourgeois ambitieux, l’homme à qui tout réussit et devant lequel s’inclinent les princes, cède la place à un autre Hugo, à ce paria qui pendant dix-huit ans tiendra tête, presque seul et sans jamais défaillir, et qui sait, malgré toutes les apparences contraires, que l’absurdité de ce monde cache un sens qu’il n’appartient qu’au poète de révéler. On a cru que l’optimisme de Hugo cachait un fond d’inconscience : en vérité, cet optimisme est tragique, nourri d’amère expérience, de réflexion sur l’homme, de faits concrets ordonnés par la vision. Hugo lit à sa vraie hauteur l’histoire humaine : son imagination, le recul de l’exil, lui donnent cette faculté de vue profonde qui n’a d’égale que celle d’un d’Aubigné ou d’un Bloy. »

Poètes du monde en 1850, émission radiophonique, chaîne nationale, diff. 18 octobre 1850


 

     « Francis Jammes, s’il n’avait rien d’un saint, avait une vive prescience de la sainteté, et d’abord de celle du monde. Ce lecteur des mystiques l’était aussi du grand livre de vie : c’est l’un de nos très rares poètes de la nature dans un XXe siècle qui méprise celle-ci. Il est connu que les Français ne savent nommer ni les oiseaux ni les fleurs ni les arbres. Ils ne voient dans l’univers que des collections de choses générales et non pas ce qu’il est vraiment, une symphonie de correspondances entre des êtres particuliers.

Cette seconde attitude est, au contraire, celle de Jammes : rien n’étant insignifiant pour lui, l’analogie la plus éblouissante peut partir de n’importe quoi. L’approfondissement du sens de Dieu ne fait qu’augmenter le sens de la terre : « Vous m’avez talonné, mon Dieu, poursuivi, inquiété dans tous mes faibles, traqué, humilié, vous avez gâché, sapé, émietté toutes mes joies païennes, mais me concédant à un haut degré l’ivresse du pur amour et du paysage dans ses plantes, ses minéraux, ses bêtes, ses étoiles… »

France Catholique, 22-28 août 1975, n° 1498, p. 1-15.

[Lire un autre texte]


     « Avant même Pierre Jean Jouve, avant Dylan Thomas (…), Patrice de La Tour du Pin fut le premier poète moderne que j’aie lu. / C’était en 1934 : je commandai la Quête de Joie, dans l’édition originale, à la librairie Crozier, à Lyon. (…) J’ai pourtant peu connu Patrice de La Tour du Pin, et surtout par sa légende. Nous étions très différents – natifs de deux royaumes de l’imaginaire, lui, Prince du sien, moi peuple dans le mien. Mais je l’admirais et j’aime cette poésie si profondément vécue qui a modelé une âme, en est devenue la substance même. Et, de toujours, j’ai compris le sens de l’amour de la femme dans l’œuvre et la vie du poète. Le témoignage de la Tour du Pin est tout entier dans cette distinction, dans cette discrétion de l’esprit et du cœur. Une grande âme. Un exemple d’humilité et d’abandon. 
     Il fut le serviteur de son Église, – serviteur de ses serviteurs. Il accepta de contribuer à la réforme liturgique catholique en artisan modeste du verbe, lui le grand créateur. On peut regretter que ceux avec lesquels il coopéra ne l’aient pas poussé à être davantage l’homme qu’il était. Mais sa tentative fut la première – et la seule – pour introduire la poésie dans le culte, dans l’expression canonique de la foi. Il y sacrifia peut-être une partie de l’œuvre qu’il aurait pu faire : mais ce Phénix avait consenti sans réserve à se laisser calciner. »

« Une grande âme », Les Pharaons, été 1976, n° 27, p. 10.


     « Le débat de folie et d’amour est l’un des livres les plus lus au XVIe siècle. Remanié, adapté, plagié, il est de ceux qui définissent le goût et la sensibilité d’une époque. Même La Fontaine y puisera plus tard. [...] Mais ce qui fait de ce livre une œuvre originale, c’est la recherche d’un équilibre entre la liberté de la passion et l’harmonie supérieure de l’être. Une morale s’y dessine, déjà classique. Amour et folie ne vont de pair que pour les intelligences qui se laissent dominer par la sensibilité. Celle-ci peut être cultivée, devenir la servante de l’esprit, sans perdre pour autant sa liberté propre. Sagesse de l’expérience ? Sans doute. Mais derrière elle c’est l’expérience toute nue qui nous intéresse. Et de tous les poètes de l’amour Louise Labé est un des rares qui ait osé la décrire sans peur des mots ni complaisance aux mots. […] Pour les poètes hommes le corps de la femme n’est que forme et couleur, grâce lascive et attendue […]. Pour Louise Labé, ce corps est le sien[…]. Elle ne s’attarde pas à se décrire : elle exprime cette énergie de l’amour qui est l’une des plus hautes formes de vie, l’émotion que l’homme ne saura jamais décrire, celle de la femme désirante, possédée ou délaissée dans sa chair, la force interne que murît la passion et dont l’ardeur même comblée n’est jamais tout à fait sans souffrance, Louise Labé la crie au moment même qu’elle l’éprouve, et cette plainte serait étonnamment impudique si elle n’avait la justesse et la sévérité du naturel. »

« Les petits renaissants – Louise Labé », émission radiophonique diff. 22 novembre 1953, inédit, archives INA.


     « […] ce qui m’a surtout retenu [dans Les Temps obscurs], peut-être parce que j’y suis plus sensible que d’autres, c’est le rapport qui s’établit ici entre le poète ou l’homme, comme on le voudra, et la croix. Il y a un poème des premières années d’un poète qui s’appelle Pierre Emmanuel, où il est dit : “Mon sang est remonté si loin dans l’éternel, que mes membres des tiens se distinguent à peine, mon Christ“. Et dans Le Quintrec j’entends : “Quand je me cloue contre moi-même, c’est toujours Dieu qui vit en moi. Il y a là, certainement, une sorte de symbolisme de la croix qui se manifeste à notre époque, très particulièrement, chez certains poètes, qu’on trouverait par exemple même chez Unamuno, n’est-ce pas, chez certains Espagnols, dans “Le Christ de Palencia“, par exemple, où l’évocation du Christ en croix c’est aussi l’évocation de l’homme espagnol qui souffre et de la terre espagnole qui est clouée. Et je me demande si ce thème, au fond, du Christ qui représente la souffrance de l’homme d’aujourd’hui, n’est pas l’un des thèmes les plus naturels de notre poésie.
     […] nous voulons absolument établir sa pensée dans des catégories déterminées, alors que les contradictions de sa pensée ne sont au fond que le fruit d’une imagination particulièrement active, ce qui est le cas de tous les vrais poètes : tous les vrais poètes sont déchirés et disent des choses qui les mettent constamment en opposition avec eux-mêmes. »

« Charles Le Quintrec », Le Poème et son image, émission radiophonique, diff. 29 mars 1956, INAthèque, inédit.


     « Lermontov [...] : c’est plus qu’un moderne, c’est un contemporain. Son Héros de notre temps est presque un frère de l’Étranger de Camus. Il y a chez lui un côté d’adolescent qui ne veut pas vieillir, ou plus exactement qui sait qu’il ne vieillira pas, dont l’attitude désespérée nous rappelle certaine mélancolie de la jeunesse contemporaine. Comme Pouchkine, en 1850, il est mort depuis quelques années : mais son œuvre, comme celle de Pouchkine, bien qu’à un moindre degré, continue d’inspirer la littérature montante : il est de ces poètes qui sont plus vivants, plus agissants lorsqu’ils ont disparu.
     […] Tous deux ont subi l’influence française, - celle du romantisme, de Hugo, de Musset. Mais tous deux sont spécifiquement russes, et l’originalité de Lermontov tient à son tempérament singulier, bien différent de celui de Pouchkine. Lermontov est victime de sa tristesse profonde, d’un pessimisme trop aigu pour n’être qu’une attitude romantique, d’un sens de l’absurde d’autant plus vif qu’il s’allie à une extrême sensibilité. C’est lui-même qu’il décrit dans ce Petchorine qui est Un héros de notre temps. Mais avec lui, c’est toute une génération qu’il prétend décrire. »

« Poètes russes », in Poètes du monde en 1850, émission radiophonique, diffu. 24 janvier 1951, INAthèque.


     « En Espagne, l’expression imagée fait partie du langage courant : elle n’étonne pas, mais fortifie le génie de la langue, par une constante émulation, anarchique parfois, qu’importe ! si par ce moyen la poésie circule librement, et comme à la surface du peuple. Federico Garcia Lorca connaissait à merveille la variété de ces courants. Comme beaucoup de poètes, en Catalogne comme en Espagne, il avait la passion du folklore, et se l’assimilait directement ; de sorte que ses poèmes, où vibrent tant de souffles locaux, sont promis à passer très vite dans le folklore national – passage qui, pour certains, s’est accompli du vivant même du poète. Et son imagerie éclatante, où l’ombre et la lumière contrastent durement, où les raccourcis les plus audacieux donnent au mouvement sa vigueur souveraine, cette imagerie, soutenue par des rythmes familiers, ne quitte pas l’univers visible de l’Espagnol, se contente de maintenir cet univers dans un bain de métamorphoses. (…) L’art est ici de faire surgir le petit nombre d’objets indispensables, établis dans les rapports les plus justes, à la manière d’une figure musicale. Il n’est pas de poèmes de Lorca qui ne puisse être ramené à la vision quasi-photographique d’un instant violemment éclairé : mais tout y est vu dans son intensité primitive, sans cette réduction au banal qu’est trop souvent pour nous la vision. Aussi l’univers de Lorca, pour typiquement espagnol qu’on le puisse dire, est-il d’une évidence tout aussi forte pour ceux qui, hors d’Espagne, ont retrouvé, parfois avec de grandes peines, les vrais chemins de la poésie. »

« Lorca et la poésie populaire », Les Étoiles, n° 30 (5 février 1946), p. 1.

 

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     « Le plus célèbre des poètes espagnols du début du siècle est sans doute Antonio Machado, qui vint mourir, chassé de sa patrie par la guerre, dans le village français de Collioure. Il mourut vraiment d’asphyxie, la dernière parcelle de terre espagnole, de sol espagnol lui ayant été retiré. C’était au début de 1939 ; je me rappelle qu’alors, tout jeune poète, je lui écrivis une lettre, qu’il reçut à Collioure, dans les derniers jours de sa maladie. Son frère Manuel, grand poète lui aussi, et qui l’accompagnait dans l’exil, me répondit à sa place, et Antonio Machado trouva encore la force d’ajouter quelques mots à sa lettre et de signer. J’ai longtemps conservé cette lettre, et de tous les souvenirs que m’ont fait perdre les tribulations de la guerre, celui-là n’était pas le moins précieux ni le moins regretté.
     Le voyageur tragique, dont il est parlé dans le premier poème de notre choix, ce voyageur qui nous efface du regard quand il nous regarde, n’est-ce pas le poète lui-même ? Ceux qui se rappellent les yeux de leurs amis espagnols entre 36 et 39, ces yeux qui avaient vu ce que nous verrions plus tard et devant quoi nous étions encore aveugles, comprendront l’espèce de jugement que de tels regards signifiaient. Pourtant, la poésie d’Antonio Machado n’est pas d’essence tragique. Ou, comme chez Lorca, son tragique est un tragique surmonté. Comme celle de Lorca aussi, elle puise sa source dans l’expérience directe et dans la tradition populaire. Machado rappelle au poète que la poésie doit être incarnée. Le poète chante sa propre vie, qui n’est hors du temps absolument rien. Il est significatif que Machado est l’un des premiers en Europe, en 1907 je crois, usé du mot “existentialisme”, dont la fortune devait être si grande, et dont le poète avait défini certains aspects, allant jusqu’à faire de la poésie une manière de description existentielle. Ne dit-il pas des idées du poète qu’elles sont “intuition directe de l’être qui devient, de sa propre existence, et donc que le temps y acquiert une valeur absolue” ».

« Poésie et musique ininterrompues », émission radiophonique enregistré » le 14/04/1951 et diffusé le 11/12/1951. Inédit, archives de l’INA.


     « La preuve est faite par Mallarmé, comme personne jamais ne l’osa faire, que l’extrême perfection du style se referme sur le Néant – je veux dire sur une plénitude de pierre, impénétrable à toute glose, et dont l’être est un refus, une intransigeance sacrés. La page achevée, l’esprit s’y prend comme dans un moule, pour l’éternité : mais il reste souverainement immobile, sans recul, sans univers, sans cette angoisse de l’instant qui dévore l’homme et l’oblige à se perpétuellement recréer. »

Poésie raison ardente 

 

     « Frère Loÿs, mon petit vieux, je suis incapable de parler de toi (...). Tu as toujours eu cette extraordinaire faculté de compassion, cette chaleur fraternelle que l’éloignement ni le silence n’ont jamais diminuées. J’ai ta voix dans l’oreille et dans le cœur, depuis l’autre jour, depuis tant d’années. Ta voix grave, chantante, ton accent créole qui correspondait si bien au mouvement de ta poésie, à sa syntaxe merveilleuse.
     Je me souviendrai toujours des journées de Villeneuve, des grandes amitiés : Louis et Elsa, Pierre Seghers, Paula et Loys. Que de poèmes nous nous sommes récités les uns les autres sous le figuier, montée du Fort. Tu étais venu de l’île Maurice partager notre peine et notre espérance. Tu étais venu nous apporter les images qui nous manquaient, les grandes images joyeuses de la résurrection éclatant au plus fort des ténèbres. Ce que tu chantais, c’était l’émerveillement quotidien d’être au monde, d’avoir des frères, d’aimer, d’attendre ensemble la même chose qui ne pouvait pas ne pas venir. Cette fraternité universelle qui allait jusqu’à nos ennemis, c’était aussi l’amour de toutes choses au monde, une manière unique d’inventer chaque jour la création avec des vocables, avec des rythmes inlassablement renouvelés. »

« À Loÿs Masson », Les Lettres françaises, n° 1307, 5 novembre 1969, p. 5.

 

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     Le combat créateur (…) – le combat de Jacob – est précisément la lutte avec l’abîme qui est en nous, avec une réalité ultime que nous n’arrivons pas à saisir et que nous essayons de toutes les manières, en particulier par le verbe, d’étreindre et de configurer. Il y a bien des façons de le faire, certaines remarquables dans le domaine de la création verbale parce que le poète, auquel les mots qu’il a à sa disposition ne suffisent pas, cherche à en inventer d’autres qui expriment avec plus de force le caractère physique de l’étreinte, l’empoignade magique avec le réel dominateur, avec le grand silence et l’absence, objets de son désir.
     Tel Henri Michaux. Son ascendance flamande lui permet de jouer avec le langage de manière qu’il nous impose des vocables inexistants, beaucoup plus expressifs que les vocables réels que nous pourrions leur substituer en traduction affaiblie. La terminologie singulière de Michaux correspond exactement, physiquement, à l’énergie combative, agressive, de la pensée qui cherche désespérément à s’incarner dans le tout. »

Choses dites


     « Il est difficile de démêler chez Musset, le mépris des hommes d’avec un autre sentiment, bien plus lucide et bien plus noble : la conscience de la faiblesse humaine qu’il reconnaît d’abord en lui. Ce n’est pas Musset qui s’embarquera, toutes voiles dehors, sur le navire où Lamartine et Hugo sont à la proue, et dont le nom s’étale en lettres d’or : l’Avenir de l’Humanité.
     […] [Sa] satire ne manque pas de vigueur : sa justesse – celle du bon sens – lui vient de la connaissance du mal plus que du bien dans l’homme. Il y a du misanthrope chez Musset : reste à savoir si sa misanthropie, comme sa réaction d’ensemble contre son temps, n’a point pour cause son impuissance, et l’espèce de défaitisme obscur par lequel sa faiblesse morale se justifie. Dans ce merveilleux poème qu’est Une Soirée perdue, Musset fait plus de rendre à Molière, prince du bon sens et de la satire, le plus bel hommage qu’un poète lui ait rendu. Il nous livre la clef de son propre secret, en nous faisant saisir, par un exemple d’autant plus vif qu’il est charmant, le va-et-vient d’une pensée que les sens retiennent plus que l’âme. »

« Alfred de Musset », Poètes du monde 1850, émission radiophonique, Chaîne nationale, 8 novembre 1950, Inathèque, PHD86031692, inédit.


     « Le vrai Nerval n’est pas le bohême charmant que nous présentait Jules Janin tout à l’heure : de tous les poètes romantiques, il est celui qui s’est identifié le plus à son langage, qui a vécu son mythe au lieu de l’imaginer seulement. Entreprendre la traversée des Enfers, ou plutôt s’y forcer un passage vers la lumière et la délivrance ; l’imagination peut l’oser quand elle laisse l’esprit sur le seuil : il y a de grands visionnaires qui ne sont que spectateurs objectifs de leur vision. Mais Nerval est essentiellement acteur : et dans le drame le plus terrible qui puisse frapper une conscience humaine, celui de la folie.
     […] Expliquer l’œuvre de Nerval par la seule maladie – en fait, la dépression nerveuse – est aussi peu justifiable que le fait d’expliquer par la folie l’explosion de la force solaire chez Van Gogh. L’évènement, quel qu’il soit […] peut agir à la manière d’un séisme, en détruisant les disciplines et les habitudes de pensée de la vie normale ; mais il révèle des énergies d’ordinaire cachées, plus ou moins opérantes selon que la nature qu’il ébranle est plus ou moins riche et profonde. »

« Gérard de Nerval – Poètes du monde en 1850 », 4e émission, 23 mars 1950, inédit.


     « Je fus l’ami de Louis Parrot, et je voudrais rappeler à grands traits, pour tel lecteur lointain qui n’entendit peut-être jamais son nom et qui demain, m’ayant lu, n’aura de cesse qu’il ne l’ait rejoint dans son œuvre, ce que fut cet écrivain de race, dont le pressentiment de la mort semble avoir stimulé la fécondité. Le romancier du Grenier à Sel, de La Paille noire des étables, le poète de Misery Fram et de Mystères douloureux, l’hispanisant à qui nous devons de mieux connaître Maranon et Lorca, le critique subtil et précis dont la curiosité et la sûreté d’analyse se portaient sans effort apparent d’un domaine à l’autre de l’art, était d’abord une âme très humaine, douée comme bien peu pour l’amitié, sensible à tout ce qui dans l’art magnifie la communion des hommes. Son style était celui du cœur ; dès ses premières œuvres, il se distingua par un emploi de l’adjectif que je qualifierai d’anthropomorphique. L’objet devenait chez lui vivant d’une vie qu’il empruntait à la nôtre, à moins qu’il ne lui fît reproche de s’enfoncer dans son propre oubli. Et c’est bien vrai que les objets nous parlent, nous aiguillonnent à être : qu’ils sont nos témoins, et que trop souvent nous en faisons nos vestiges. »

« Sur un poète mort », La Revue du Caire, 166, janvier 1954, p. 1-4.


     « C’est peu dire que l’œuvre de Péguy n’a pas sa place dans la littérature et la pensée françaises : elle y a subi longtemps un ostracisme sans exemple, une réduction également caricaturale de la part de tous les conformismes, de tous les fanatismes à la fois. De plus, elle a souffert de son ampleur même : aujourd’hui encore, on la connaît mal. Et pour cause ! Péguy s’est donné pour tâche quotidienne, vingt années durant, de penser et d’actionner par écrit tout le siècle, d’y incorporer une vertu prophétique, à partir de chaque situation concrète, vécue en elle-même et comme signe de l’époque entière, inlassablement. Cette pratique de l’incarnation, nous commençons, après plus d’un demi-siècle, à voir en elle le génie propre de Péguy et son exceptionnelle efficacité. »

In Péguy écrivain, éditions Klincksiesck, 1977


     « “Nevermore” ! Même à travers l’admirable traduction de Mallarmé, il est impossible de rendre l’effet de la monotonie solennelle et sinistre du poème, où reviennent les syllabes graves Lenore, Nevermore, comme un glas dans une nuit d’hiver. L’hallucination auditive se double d’une hallucination visuelle, et le poète est conduit par degrés à cette damnation singulière caractéristique de l’insomnie ou du chagrin le plus profond. Le Corbeau devient le juge, le gardien, le témoin d’une loi implacable, immuable comme lui : obsédé par son image, Edgar Poe commence d’agir comme un animal fasciné, pour finir pétrifié dans une immobilité morale absolue, par une abdication de toutes ses puissances devant la toute-puissante fatalité. Et, pris par la rigueur incantatoire du poème qui resserre ses anneaux comme un serpent, selon la Loi d’une spirale géométrique, on en vient à admettre, comme le poète lui-même, que ce poème au mouvement inexorable ne fait que développer jusqu’au bout la courbe d’un Enfer mathématique, – à penser que le destin, dans sa nudité suprême, s’enchaîne comme un raisonnement ou comme une musique sans pitié. »

« Edgar Allan Poe », Poètes du monde en 1850, 9e émission, diffusée le 31 janvier 1951, Tapuscrit, BNF-Richelieu, inédit.


     « Pas de symboles : pas de grandes constructions d’images. Peu de mots, mais employés avec une telle discrétion que rien de leur sens ne se perd. Il en résulte une vision par grandes lignes, réduite, comme dans les quatrains chinois, à quelques gestes matériels, très sobres, révélateurs d’une mélancolie fondamentale, d’une solitude désespérée. Glissement d’une sensation à la suivante ; chacune ayant son étendue de silence propre, sur un fond de silence commun : ce mouvement, calqué sur celui du temps vide, du temps où rien ne se passe, est musical dans son essence même, et la diction d’un poème de Reverdy suggère assez le courant d’une source, la fuite d’une eau qu’une branche arrête, ou qui se reprend lorsqu’elle contourne un caillou. Mais pour élémentaire que soit ici le rythme, il n’en est pas moins étonnamment exact. Le métier du poète est partout, et n’abandonne rien au hasard. »

Poésie raison ardente 


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     « Je viens de revoir Saint-John Perse. Ce qui me frappe chez lui, c’est la présence tranquille. Rien ne le peint mieux que cette phrase de lui : “J’habiterai mon nom.” Vraiment il est tout entier ici. / Entre ses lointains souvenirs et sa passion devant le monde tel qu’il se fait sous nos yeux, nulle discontinuité, nulle différence dans l’actualité, mais tout un jeu de lumières et de nuances. C’est le même paysage, éclairé par le même regard : tout y change, mais tout y dure. / D’où la jeunesse physique de ce grand esprit : aucun signe apparent de l’âge, seulement cette plénitude qui parfait la maturité. (...) Saint-John Perse, (...) c’est midi, le milieu du jour : il est contemporain de ce qui naît et de ce qui s’efface ; entre lui et moi, de trente ans son cadet, le temps ne coule pas, il prend forme. Nos routes sont les mêmes : je suis son égal, un destin plus vaste que nous – celui de l’homme ou plutôt des hommes – une aventure commune, nous unit. (…) Saint-John Perse donnerait toute la fausse richesse de l’homme d’aujourd’hui, réduit à l’état de poussière d’atomes, pour la permanence têtue d’un langage constamment concerté. Langage, non littérature : j’ai devant moi un homme qui sait que le monde et la parole se prennent mutuellement au corps. Un poète, et un Prince. Ce qu’exprime le poète, le Prince l’a vécu, l’a rendu possible sur un plan plus haut, celui des symboles. Grâce à l’unité, dans un même homme, de l’expérience positive et de la vision, l’histoire présente est extrapolée, elle prend place dans la fresque éternelle de l’humanité, non point absurde, mais orientée par la pensée des plus grands, nés pour les “grandes œuvres de raison”.
     L’homme à qui je parle ne mourra pas, car il connaît son rôle dans la fresque, et se réjouit en lui. »

 « Hommage à Saint-John Perse », Combat, 16 mai 1957, repris dans Honneur à Saint-John Perse, Gallimard, 1965, p. 149-150.


Je chante ce nom annonciateur du poème
Cette triple vague, ce palier de gloire, la fugue aux lointains de silence et
     d'or !
Sept syllabes constellant un destin d'homme,
Sept voyelles donnant mesure d'une voix !
Dès le premier souffle issu de l'enfant
Il y eut cette grande phrase solennelle
Que le chant et la pensée vaste de l'âge
Ont su soutenir.
Tu n'as pas menti à ton nom.
Il plane sur toi, son envergure est plus large
Que tu ne le sais.
Ce n'est pas sur tes royaumes visibles
Où règnent en leur midi tes idées
Que son ombre est la plus immense et durable
Mais sur tes gouffres à toi-même cachés,
Abîmes d'une archaïque mémoire
Qui est nôtre par toi...

Reproduit dans les Élégies majeures de Léopold Sédar Senghor (Seuil, 1979).


     « Peut-être est-ce le sens de ce rythme intérieur, si proche de celui du monde, qui donne à la poésie de Jules Supervielle son allure quotidienne et mystérieuse à la fois. 1939-1945 : poèmes du regret, de la douleur voilée, de la participation pudique et d’autant plus intense à la souffrance du monde. « Comme la Terre est lourde à porter ! L’on dirait – Que chaque homme a son poids sur le dos. – Mais il faut la porter toujours un peu plus loin – Pour la faire passer d’aujourd’hui à demain ». Travail de Sisyphe, diront certains. Mais pourquoi l’intelligence nous serait-elle donnée uniquement pour condamner notre être ? Elle n’est point passive, chez Supervielle, l’acceptation de notre condition : si le poète ne va pas jusqu’à la révolte, ce n’est pas à dire qu’il n’ait le sens de notre intime contradiction, de cette plaie qu’il nous faut cicatriser sans cesse, pour passer d’aujourd’hui à demain. La poésie de Supervielle est l’image du temps blessé, de la fragilité permanente de l’homme : inquiète, scrupuleuse, pleine de gestes hésitants, sans doute n’est-elle pas décisive, – c’est parce qu’elle a conscience de vivre dans un univers de relations, et parfois cette conscience trop aiguë la paralyse. Mais, dans sa modestie, Supervielle situe l’homme plus justement, il maintient avec plus de fidélité sa présence au monde et à lui-même que le démiurge qui s’arroge le pouvoir de nier ou de confondre le temps. »

« Poésie, victoire sur l’absurde », Temps présent, 10e année, n° 92, 24 mai 1946, p. 4.
[Lire un autre texte]


     « [T]oute l’œuvre de Tennyson est musique, musique soutenant et même créant le sens spirituel. De tous les poètes anglais, il est l’un des plus difficiles à traduire, bien que sa poésie paraisse des plus claires quand on la lit dans l’original. Mais la phrase sinueuse, harmonieusement contrastée, se poursuit d’une strophe à l’autre : la période échappe au traducteur, qui maintient la syntaxe au prix de la fluidité du son. […] Il est bien vrai que ce qui fait la force d’un poète, c’est moins sa pensée que son langage singulier : celui-ci va plus loin que celle-là. Un poète qui s’est lentement forgé un langage à lui, qui l’a étendu de plus en plus dans le registre des rythmes et des sons, possède un instrument de connaissance qui peut se comparer aux plus rigoureux : il y a dans la vision poétique une part de savoir d’autant plus grande que l’exercice de la poésie est plus constant. Chez Tennyson, il est clair que la musique intérieure dont il déroulait les admirables harmonies, faisait passer, comme le disait Carlyle, tout un monde du chaos au cosmos. »

« Alfred Tennyson », Poètes du monde, 15e émission, Archives de l’INA, diff. 27 décembre 1950.


     « Ce qui frappait surtout chez lui, c’était une certaine qualité de silence. C’était un garçon assez trapu, ayant un visage toujours étonné, et qui avait une sorte de présence massive devant son auditeur. Ce silence, il ne le brisait que pour lire ses poèmes. Et je dois dire que je n’ai jamais rencontré un lecteur de poésie aussi étonnant que lui. D’ailleurs cette qualité extraordinaire qu’il avait, et qu’il savait communiquer à son auditoire de la BBC, où il était spécialisé dans la lecture des poèmes, cette qualité, cette vertu, lui avait valu d’aller, à travers l’Amérique, à travers le Canada, lire plusieurs années de suite, des poèmes, comme une sorte de troubadour moderne.
     Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans cette lecture venait d’ailleurs en grande partie du sens vocal qu’il avait de la poésie. C’était comme vous l’avez dit un Gallois, c’est-à-dire un Celte, très proche du langage celtique, qui est, comme vous le savez, plein d’allitérations, de consonances, de rimes intérieures, et il savait admirablement utiliser et marier ces éléments structurels du verbe. »

 

 Petite revue de fin d’année : Dylan Thomas », émission radiophonique de la série « Des idées et des hommes », de Jean Amrouche, enreg. 23 décembre 1953, inédit.


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     « Le courage de la foi, c’est non de réfléchir Dieu en soi-même, mais de se réfléchir en Dieu. On peut pousser indéfiniment la connaissance de soi et ne jamais en atteindre la limite, qui serait tout ensemble certitude et volonté d’être. « C’est dans l’audace du destin et non dans la ponctualité de la connaissance que gît le héros », affirme Unamuno. Le monde de la connaissance n’est pas le monde de Dieu : nous vivons pourtant dans l’un et l’autre, la réalité n’étant là, et nous aux prises avec elle, que pour nous rappeler à l’incommensurable. Ainsi nous savons que faire dans le réel : mais nous ne savons ce que nous pouvons faire dans le royaume spirituel qui lui est mystérieusement concentrique. »

Le monde est intérieur


     « Pourquoi faut-il que ce grand besoin que j’ai de lyrisme ‑ que nous avons tous, mais nous avons encore la sotte pudeur de ne pas nous l’avouer, par peur des petites « terreurs » embusquées aux carrefours des lettres ‑, ce soit un poète italien qui le satisfasse, et non un Français ? Giuseppe Ungaretti publie La Terra Promessa : de courts poèmes, aussi précis de langage, et dépouillés, et savants, que le peuvent désirer nos modernes ; mais des poèmes conçus pour chanter. (…) Il faut entendre Ungaretti lire ses poèmes : il les lit de tout son corps, ce sont plus que des signes intellectuels, ce sont des fureurs, des exorcismes, des charmes, exprimant l’énergie physique de l’âme. Des poèmes charnels : mais la chair ne s’exprime parfaitement que dans une musique qui lui soit propre, et non seulement dans les images qu’élabore l’esprit. Est-ce la sensibilité qui manque à nos poètes ? Ou l’excès d’intelligence qui les rend trop attentifs à ce qu’il ne faut pas dire, et par là même impuissants à dire ce qu’il faut ? »

« Quatre poètes français et un Italien », La Table ronde, XXX, juin 1950, p. 162-166.


     « De toutes les constantes de notre tradition, de notre langue, de cette forme singulière du Verbe universel qu’il est donné de manifester à l’esprit français, je n’en connais pas qui satisfasse davantage l’appétit de rigueur qui nous prédispose aux essences. Valéry fut l’un de ceux qui, saluant le naturel comme la fin suprême de l’art, menèrent à bien ce long labeur d’illumination rationnelle dont le propos est de dégager le naturel de la nature, en se haussant par degrés jusqu’aux plans supérieurs de l’esprit. L’évidence de la vie – des gestes les plus simples de la vie – ne saurait être considérée comme finale, qu’elle ne soit d’abord réfléchie par une conscience qui l’accorde à l’eurythmie de l’univers. Le naturel, c’est la pleine possession d’une force par un esprit qui connaît, et assume, les bornes exactes de son corps.
     Est-ce la raison pourquoi Valéry a si bien parlé de l’architecture et de la danse ? L’heureux mouvement de l’esprit équilibre la spontanéité sensuelle, le retient de foisonner en des formes hybrides, qui l’entraîneraient à son épuisement. Une vigilance savante, une synthèse des rapports si lucide et exercée qu’elle s’établit dans le temps même de l’analyse, tel est le plus haut point de l’inspiration. Et donc, la proportion n’est point le terme d’un calcul mécanique. La ligne ne se réduit pas à l’espace matériel qu’elle cerne, elle éternise la pensée qui l’a voulue en même temps que le corps entier dont elle fait partie. Une œuvre d’art est un tout en mouvement, et dont le mouvement reproduit, ou ressuscite, celui de l’esprit qui l’a créée. Ces deux figures extrêmes de l’art, l’architecture et la danse, se rejoignent dans le défi qu’elles lancent à la pesanteur. Le Fiat de la conscience est un vouloir qui ne cesse point de lutter contre la matière, et d’en avoir raison en des équilibres dont cette matière rebelle tire sa seule réalité. »

 « Paul Valéry ou la transparence du génie français », Temps présent, 9e année, n° 49, 27 juillet 1945, p. 3.


     « Il est de fortes et tragiques natures, nées pour affronter le malheur. Le combat qu’elles mènent contre lui n’a jamais d’issue décisive : prêtes à céder à l’abîme, les voici qui changent le vertige en acte de connaissance désespérée. Tel est éminemment Baudelaire, un rebelle pugnace à l’humaine condition, mais dont la révolte approfondit cette condition même. Il est aussi d’heureuses natures, qui semblent faites pour la douceur de vivre et d’aimer : mais qui, par un douloureux paradoxe, naissent elles aussi sous le signe du malheur. Loin d’être taillées en force pour y résister, elles s’y abandonnent selon leur pesanteur naturelle, allant jusqu’à se complaire également dans la souffrance et dans le plaisir. Tel est Verlaine, né sous le signe Saturne, sans armes pour lutter contre la fatalité : eût-il été plus volontaire, nous n’aurions pas à célébrer aujourd’hui le seul poète qui, depuis Villon, ait su montrer à quel point l’homme naturel est instable – confondant l’animal et le divin dans une même nostalgie. »

Discours pour le cinquantenaire de la mort de Verlaine, Sorbonne, 16 février 1946.


     « Plus grand que son langage même : si puissant que soit ce langage, il ne va pas jusqu’au bout de la pensée. Vigny le sait, qui se bat contre l’expression rebelle. Il est moins souple que Lamartine, moins jaillissant que Hugo : c’est qu’il leur est suprérieur en cela même qu’il veut dire. Ce grand poète – l’un de nos plus grands – fut un poète manqué. Il n’ignore pas cette faiblesse qui s’oppose à sa force, et stimule d’autant les spéculations de son esprit. Il est des hommes qui, si durable que soit leur œuvre, mériteraient de durer plus qu’elle encore. Vigny est de ceux-là. Il a l’audace et l’orgueil de le penser : partout il le laisse entendre. Cet orgueil peut nous gêner dans notre admiration esthétique : il fait honneur à l’homme, il nous fait honneur. »

Poètes du monde 1850, « Alfred de Vigny », émission radiophonique diffusée le 1 novembre 1950


 

     « Le Testament de François Villon, c’est celui du Moyen Âge mourant : point d’exemple, dans notre littérature, d’aussi parfaite identité d’une œuvre et de son temps. Au moment où se défait son génie, l’époque rassemble ses dernières forces pour jeter le cri nu de la conscience, du repentir, de l’éternelle aspiration : un poète, étrangement seul dans le silence descendant, campe une dernière fois, et pour toujours, la figure complexe et naïve de l’homme qui va finir. C’est comme si, devant la mort menaçante, le Moyen Age voulait éterniser d’un coup cette unité de foi qui dans les pires contradictions se fortifie, car elle y voit la preuve que l’homme n’est rien sans le secours de Dieu. Le réalisme de Villon coïncide avec la réalité la plus amère. Qui n’y verrait que complaisance facile à l’abjection, parfois même épaisse vantardise, serait loin d’en pénétrer les secrètes raisons. Certes, le cynisme y est grand, mais d’autant plus le dégoût et la repentance ; rien de moins calculé, de plus avide de grâce, que cet univers de luxure, de goinfrerie et de vol. »

Le monde est intérieur 


     « Quelque chose frappe dans ce texte, au-delà de l’instinct du journaliste que possédait à coup sûr Walt Whitman, c’est le goût de l’univers des hommes dans ce qu’il a de plus terre-à-terre, parce que l’homme se laisse mieux approcher et comprendre au moment où il se manifeste au naturel, c’est-à-dire dans son travail journalier. Walt Whitman est non seulement un grand poète, mais sans doute le premier en date de ceux qui chantèrent le commun des hommes et donnèrent voix à la peine, à la joie modeste, à la réalité quotidienne qui pour la plupart est la seule réalité : il le fut parce qu’il était lui-même très direct, très proche du peuple auquel il se mêlait, à la fois rude et fin comme ce peuple. »

« Walt Whitman », « Poètes du monde en 1850 », radiophonie, 15e émission, diff. 7 avril 1951, inédit.