PIERRE EMMANUEL

Regards sur des philosophes et théologiens

     « Les protagonistes de cette tragédie intellectuelle que fut sous le stalinisme la nouvelle "trahison des clercs" furent Camus d'un côté, de l'autre Sartre, Merleau-Ponty, et à un degré moindre, Emmanuel Mounier, hélas ! Presque tout le champ de la pensée progressiste s'étendait autour des Temps modernes et d'Esprit. Cette intelligentsia de Saint-Germain-des-Prés, qui ne s'est jamais confondue avec celle, proprement stalinienne, dont Aragon fut le berger vigilant, aura joué non seulement dans la pensée française, mais dans toute la pensée occidentale à l'Est comme à l'Ouest, un rôle hors de proportion avec sa profondeur d'esprit toute relative, rôle qui ne s'explique, à cette époque déboussolée, que par l'étendue de son irréalisme intellectuel. Tous ces philosophes d'origine bourgeoise se précipitaient dans l'utopie révolutionnaire pour se libérer idéalement de leur péché originel, alors que Camus, né dans un milieu populaire des plus pauvres, comprit d'emblée, dans son horreur concrète, la réalité quotidienne de la terreur que ses adversaires – et quels adversaires ! – envisageaient comme l'instrument abstrait d'une révolution dont, trente ans après Lénine, ils se croyaient encore les théoriciens. »

« Une grande pédagogie ? », France catholique, n° 1842, 2 avril 1982


     « Peut-être le plus saisissant des livres de Chestov, celui qui fait la somme de tous les autres, est-il son Luther et l’Église. Ce Luther commence par l’évocation de la légende du grand inquisiteur. Le grand péché de l’Europe, selon Dostoïevski, c’est le manque de foi. L’Europe ne croit qu’en la raison humaine. Le personnage du grand inquisiteur est le coryphée de deux millénaires d’histoire en ce sens. Pour Chestov, la même accusation contre l’Europe et le christianisme européen fut portée trois siècles avant par Luther, et particulièrement par le Luther du Traité du serf-arbitre, ce livre scandaleux pour la raison. Pour Luther, comme pour Dostoïevski, l’Église catholique serait la vraie citadelle de l’athéisme ; une citadelle d’autant plus imprenable qu’il s’agit d’un athéisme déguisé. Voilà le point de départ de Chestov sur Luther et son œuvre. Toute celle-ci tourne sur la situation de l’homme au jugement dernier.
     […] Même s’il accomplit toutes les bonnes actions possibles, Luther ne sait pas si elles plaisent à Dieu ; et Chestov a beau jeu de montrer combien cet emportement irrationnel jette bas non seulement toute la philosophie mais la théologie. […] Voilà pour Chestov la pointe extrême de la folie et de la logique de Luther : l’homme n’est plus rien que cette haine de Dieu et de soi-même. Alors seulement Dieu le tire du néant où il est plongé. »

« Hommage à Chestov », émission radiophonique diffusée le 20 mars 1966, Archives INA, texte inédit.


     « Un attentif ; un lutteur ; un téméraire parfois, tel m’apparaissait Jean Daniélou. Son ouverture d’esprit était aussi grande que ses choix étaient déterminés. Intéressé par la pensée d’autrui, il savait défendre la sienne dans un dialogue où il semblait toujours devancer l’interlocuteur dans l’impatience de la vérité ou l’espérance de l’accord. Son œuvre parle assez de sa vie qui ne fut que labeur et enthousiasme. Cette immense culture qu’il ne cessait d’enrichir ne l’embarrassait nullement de lui-même : il avait l’art de ne jamais faire sentir sa supériorité, de s’alléger de son érudition pour communiquer l’expérience qu’il en tirait. Jean Daniélou était en effet un penseur engagé, pour lequel la pensée se concrétisait par un enseignement, un travail en commun et un service. Je crois qu’il fut, essentiellement, un serviteur.
     (…) Bien que mon amitié pour lui ait surtout été d’ordre intellectuel jusque dans la réflexion religieuse, il m’a laissé au moins un exemple spirituel, et de taille : celui de sa pauvreté. »

In Jean Daniélou 1905-1974, Axes/ Cerf, 1er avril 1975, p. 194.


     « Je voudrais […] rappeler deux choses.
     La première est le sens de la transcendance. […] Gabriel Marcel dans son Journal Métaphysique dit une parole que je n’ai comprise que bien longtemps après, en fait, que je commence à ne comprendre que maintenant : "Quand on parle de Dieu, ce n’est pas de Dieu qu’on parle", [...] c’est une phrase de grand mystique.
     La deuxième chose que je voudrais rappeler et qui est complémentaire de la première, c’est son sens de la communion universelle des hommes et très particulièrement son sens que Dieu n’est atteint qu’à travers les êtres, dans l’amour, dans la rencontre, et qu’il faut aller vers eux pour aller vers Dieu. Ceci est dit admirablement par quelqu’un qu’il a cité en épigraphe de la deuxième partie du Journal, E. M. Forster : « c’est la vie privée qui tient le miroir de l’infinité ou le miroir vers l’infinité. C’est le rapport personnel, et ce rapport seul qui toujours pressent, suggère une personnalité au-delà de notre vision quotidienne ». À travers toute son œuvre, à travers toute sa vie, Gabriel Marcel a été l’homme de cette phrase-là. »

« Gabriel Marcel ou le miroir de l’infinité », Cahiers. Présence de Gabriel Marcel, 1, 1979, p. 95-96.


     « Ou bien, il y a convergence des buts humains, et dans ce cas seulement l’on peut parler de bien commun : mais ce bien sans contradiction est une pure figure idéale, nous en tombons d’accord. Ou bien, les buts sont divergents, voire même opposés, et les existentiels posent qu’il faut choisir, ce qui est aussi notre avis : mais au nom de quoi choisissent-ils, si ce n’est d’une image de l’homme vers laquelle ils tendent, le sachant ou non, et non point par l’effet d’un hasard ?
     Quelle est donc cette image de l’homme ? Ce ‘est pas seulement celle de l’homme seul, délaissé, écrasé, etc. mais celle de l’homme ayant surmonté sa misère, son abaissement, sa solitude. Quand Sartre vient nous dire : “de même que l’angoisse ne se distingue pas du sens des responsabilités, le désespoir ne fait qu’un avec la volonté”, nous avouons que le sens d’une telle attitude humaine nous échapperait, si le désespoir était vraiment absolu. Vouloir, en sachant qu’il est absurde de vouloir, peut être le fait d’une morale stoïcienne, dominée par le sentiment de la grandeur de l’homme envers et contre tout : à tout le moins, dans une telle morale, l’effort vers l’image supérieure échappe-t-il à l’absurde, parce qu’il affirme la liberté. Si grand que soit le désespoir, il n’est pas infini tant qu’il laisse intacte l’idée de l’homme, qu’elle soit celle d’“une nature fixée pour toujours”, ou d’une aspiration jamais comble vers une figure qui jamais ne s’achève. Par delà le désespoir, il reste donc la possibilité d’un mouvement qui le transcende : si ce mouvement même est du désespoir, et non de la foi, rien ne peut le sauver de l’arbitraire, et la liberté dont il témoigne n’a pas de raison d’éviter l’anarchie. »

« Réflexions sur Une mise au point », Fontaine, 41 (avril 1947), p. 107-112.


     « Pour des hommes tels que Teilhard, seule, en effet, la foi en une Pensée totalement unificatrice, à l’œuvre à la fois en tout homme et au-delà de tous, peut sauver les hommes du vertige et du désespoir d’être “condamnés à l’existence” ; c’est-à-dire à une limite impossible à forcer. L’optimisme de Teilhard, à la fois congénital et longuement délibéré, n’est autre que ce forcement héroïque. Dans un monde où la souffrance d’un seul homme atteint tout homme dans son essence et le renvoie à son néant, c’est bien une gageure héroïque de postuler qu’“il y a de l’Homme qui se forme”, et que, sous une forme ou une autre, par ce qu’il nomme “effet de socialisation”, “de l’ultra-humain est en marche” ; et surtout que cet ultra-humain, cette totalisation sur soi de l’espèce, est l’idéal dès maintenant à l’œuvre, le projet d’amour seul capable de tirer la masse de son apathie et chacun de son absence de sen. Un projet d’amour : sans amour, sans dépassement de l’Homme vers l’Homme, cette socialisation, “qualifiée abusivement de scientifique”, serait “véritablement devant nous le spectre du nivellement et de l’asservissement ; la destinée du termite ou de la fourmi”. Ce qui semble, à force d’avoir été répété, un truisme : mais la répétition d’un truisme ne diminue pas le danger. Ce qui suit, en tout cas, n’est pas un truisme : “Avec l’amour et dans l’amour, [la socialisation] c’est l’approfondissement de notre moi le plus intime dans le vivifiant rapprochement humain” ».

Un révélateur de l’univers, in colloque sur Pierre Teilhard de Chardin, organisé à Paris par l’UNESCO, sous le patronage du président de la République, publié dans France Catholique, n° 1816, 2 octobre 1981.


     « L’une des âmes lumineuses de notre temps, Simone Weil, l’un des penseurs les plus soucieux de restituer au christianisme son héritage grec, écrit dans la Connaissance surnaturelle : “Le rapport universel, c’est le logos, auquel l’univers est conforme par amour.” (…)
     Pourquoi ce besoin, ce pressentiment de l’unité ? Pour Simone Weil, si attentive à la misère de l’homme moderne, qu’il soit privé de pain ou privé de Dieu, ce besoin marque une vocation de suppliante, de mendiante. “Se déraciner socialement et végétativement” : premier article d’une règle de vie qui, par le dépouillement systématique de soi, va l’ouvrir à des réalités, à une osmose spirituelle, que le cloisonnement de notre culture nous interdit. Mais le centre où elle s’affermit, c’est une idée gréco-chrétienne : centre, ou plutôt tremplin d’où s’élancer vers les autres cultures et vers l’infini. C’est en cela d’abord que j’évoque son exemple. Nous voici jetés par l’éclatement d’un monde – mais pourquoi dire : jetés ? pourquoi dire que ce monde est éclaté ? nous voici entrés dans un monde ouvert où nos raisons d’être sont en question, c’est-à-dire en dialogue avec d’autres. »

Congrès de la Fondation européenne de la Culture, Athènes, 1964.