PIERRE EMMANUEL

Pierre Emmanuel par lui-même - De 1955 à 1984

     « J’eus (…), vers ma quarantième année, un accès horrible de manque de confiance en moi : ma vie s’était fendue d’outre en outre, je ne reposais sur rien. » (Il est grand temps…)

     « Il se fit en moi comme une rupture de l’évidence qu’est le fait d’être, et je vécus cette angoisse de choir, de déchoir, que l’on nomme très justement dépression, et dans laquelle on se découvre à soi-même que l’on ne se suffit pas, que brusquement on n’est plus sûr de soi, en sécurité en soi, mais au contraire menacé de partout et d’abord du dedans par son propre non-être. Et l’on se cherche désespérément un recours, on voudrait que quelqu’un vînt tirer de là ce moi misérable, et que celui-ci pût le reconnaître comme l’être qui tire de là. Et il arrive, dans cette abjection, par sa vertu dirais-je presque, de faire l’expérience non pas qu’un être quelconque peut sauver, mais que, quoi qu’il advienne, l’Être a déjà sauvé ; que ce qui sauve est l’identité absolue de l’Être, ce Je suis celui qui suis par quoi aucun être hormis l’Être ne peut se définir. »

La vie terrestre


     « Ma plus grande fierté est d’avoir aidé depuis près de trente ans, particulièrement grâce au Congrès pour la liberté de la culture, les intellectuels du monde entier persécutés pour la défense des droits de l’esprit. Cette aide touchait les prisonniers, et cela de plusieurs manières : mais aussi les hommes et les femmes asphyxiés mentalement par la privation de leurs moyens d’existence, par la censure sur les écrits et les œuvres, et par la quasi impossibilité de voyager. J’ai pu faire multiplier les invitations venant d’un peu partout, à des séminaires universitaires, à des rencontres aux titres « culturels » imaginés tout exprès pour que, sans que leur police en fût inquiète, ces intellectuels prissent contact avec leurs confrères occidentaux. Ce furent ceux d’Europe de l’Est qui en bénéficièrent le plus, et j’y gagnai en retour, avec des amitiés dont je m’honore, une riche connaissance de leurs régimes et des différentes formes d’arbitraire auxquelles ils étaient soumis. »

Il est grand temps…


     « Avoir conscience d’être en un lieu où nul mot n’échappe au contrôle de l’attention, et de parler à des esprits dont c’est le mérite et la charge, en des domaines de pensée si divers, d’être ensemble les gardiens du sens, est une épreuve dont celui qui la subit pressent qu’il en sortira transformé. Je mesure combien je fus aventureux en sollicitant vos suffrages, puisque aujourd’hui, en face de vous, je crains si fort de faire la preuve que les mots me manquent pour vous remercier.
     Car il est vrai que les mots me manquent : et non seulement pour exprimer la reconnaissance que je vous ai. Je suis de ceux auxquels les mots manquent toujours, et qui ne les trouvent plus dès qu’ils les cherchent. Je ne sors pas du commencement : j’y bute, je m’y enfonce, j’y creuse, tout n’est pour moi qu’épaisseur et ténèbres, je n’ai pas la moindre idée. »

Discours de remerciement lors de la réception


     « Je suis à l’origine du Comité pour le soutien de la Charte 77 qui a été créé quelque temps après les premières attaques contre les membres de la Charte. Je (…) suis sensible à l’ensemble de l’évolution des libertés publiques ou à la restriction apportée aux libertés dans le monde entier. J’ai été invité en Tchécoslovaquie pour reprendre contact et parce que les choses commençaient à s’améliorer juste au moment du printemps de Prague en 1968. Mais en 1969, alors que le printemps de Prague était fini, j’y ai retrouvé une atmosphère analogue à celle de 1947. J’ai vu ce pays, qui avait émergé vers la liberté, de nouveau frappé par la peur. Cependant je dois dire que ce qui m’a frappé le plus à ce moment-là c’était que le courage était du côté de ceux qui sortaient de prison. Cela m’a d’autant plus impressionné que les intellectuels qui s’étaient compromis avaient peur (…). C’est la raison essentielle qui m’a fait accorder une importance considérable aux événements de Tchécoslovaquie et en particulier à cette extraordinaire insurrection du courage qu’a été la Charte 77. Je considère que la Charte 77 est pour l’Europe un symbole, un des très grands symboles que nous ayons vécu après la guerre. »

L’aujourd’hui des droits de l’homme, (Guy Aurenche), Nouvelle Cité, 1980


     « Ministrable d'un jour, je l'ai été grâce au Quotidien de Paris et à la radio qui me nommaient à la Culture. (…)
     Cela m'a valu, en huit jours, d'approfondir ma connaissance de l'homme, et de m'affermir dans l'idée salutaire qu'à l'égard de soi comme d'autrui, l'humour sauve de la dérision. Je me suis amusé de voir les autres prendre mon ignorance et mes dénégations pour un mot d'ordre de silence ; mais irrité de m'observer guettant un signe de l'"Antenne présidentielle" ou de mon répondeur. La Fontaine et Molière ont décrit cet état mieux que personne : mais pour les comprendre tout à fait, il faut avoir senti son moi s'enfler comme un crapaud-bœuf. (…) Et qu'aurais-je fait de plus, devenu ministre, que ce que j'avais, depuis quinze ans, tenté sans succès dans les diverses charges qui me furent confiées ? »

« Mémoires d'un ancien ministrable », France catholique, n° 1799, 5 juin 1981


     « … [L]a solitude du mourant. Pour avoir connu plusieurs fois en dix ans les salles de réanimation, je puis attester qu’elle est immense. Et la machine, dont le patient devient parfois si esclave qu’il ne peut, convalescent, en accepter le manque, semble déshumaniser de plus en plus le personnel hospitalier. Rien n’atténuera le mauvais souvenir que je garde d’un séjour dans la salle de réanimation d’un grand hôpital parisien. Rien non plus n’a diminué la gratitude que je porte au colonel Munger, médecin-chef de l’hôpital militaire américain de Séoul, qui, deux fois par jour, dans une salle où j’étais entouré de trois mourants, venait me parler pour m’aider à vouloir vivre, et qui, sans doute, m’aurait aidé à mourir. Ce salut à l’être est souvent le salut de l’être, que tant d’êtres techniquement très bien soignés attendent vainement de ceux qui les manient. »

« Retrouver la vie », France catholique, n° 1772, 28 novembre 1980


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