PIERRE EMMANUEL



 

     ... Je connais toutes les rues, toutes les "traboules" qui dévalent vers la Saône...

 

 

 

 

 

 

     ... Par goût du silence plus que par dévotion, j’ai fréquenté chaque jour certaines de ses églises, la Cathédrale Saint-Jean,

 

 

 

 

 

Halte vers le soir
                                  (Église des étrangers, Lyon)

 

      Toute lassitude allaite enfin mon corps
      inscris mon âme nue en ton giron de Mère !
      Je revois ton ogive ô havre de ma mort
      où refluait avec le soir ma fuite amère

      Tant d’absurdes battues pour débusquer le sort
      (ces pas que le pavé brûlait d’un feu de pierre,
      ce regard qui voilé de sang chassait encor,
      cet automate de désir aux reins sévères)


      La fatigue s’en est incrustée en mes os
      et je voudrais crouler comme autrefois dans l’ombre,
      sentir la lente nuit ruisseler sur ma peau


      Couler à pic au fond des siècles et des mots,
      bercé par l’immobilité de tes eaux sombres,
      Église ! et que mon cœur reprenne en ton repos.

Tristesse ô ma patrie

 

 

 

 

 

 

     « Quelles réprimandes n’eussé-je essuyées sans mot dire pour flâner un instant de plus dans ses rues noires…

 

 

 

 

 

 

 

 

     ... [J]’allais marchant le long du fleuve, attiré par l’eau nocturne, vide bientôt de toute autre pensée que du néant ; et soudain, dans ce grand abîme d’images, l’arche d’un pont surgissait, magnifiée comme une cathédrale ;

 

 

 

 

Quais du Rhône à Lyon

 

Sur la berge où les ponts à l’infini se voûtent
homme et fleuve parfois cheminent de concert.

 

 




Qui n’a goûté le premier pleur du premier homme
un soir que le passé bruinait sur les eaux ?
Villes psalmodiant à voix lointaine, comme
d’une nef latérale au mystique vaisseau

 

 

 

 

 

 

 

     « Cette ville vouée à la Vierge était hantée de putains : elle avait ses lieux bas et son haut lieu, les uns dédaléens, étroits et sombres, l’autre élevé dans la lumière, plein d’air vaste et de paix...

 

 

 

 

 

 

 

     ... se perdre dans l’obscurité des traboules, où suintaient des pensées d’assassinat ;

 

 

 





     ... puis aborder l’échelle de Jacob, raide et vertigineuse comme un calvaire ;

 

 

 

     ... et la ville montait à mes semelles, la lourde rumeur boueuse se brassait et se rebrassait dans mon cœur.

 

 

 

     ... mais dans la petite chapelle qui la jouxtait, creuse et marine comme un coquillage, d’une immémoriale qualité de silence, naufragée dans l’épaisseur du temps. Dans cette grotte où brûlait parmi les cierges une Madone miraculeuse au sourire absent, l’odeur de l’encens évoquait une buée d’anciennes larmes : on avait dû beaucoup pleurer en ce lieu, de peine et de joie tout ensemble ; c’était le sanctuaire de l’universelle compassion, l’un des rares lieux de la terre où l’on se sente seul et comblé de tous, des douleurs, des bonheurs, des destinées de tous les hommes.
     Malgré moi je ne pouvais manquer de rapprocher l’antre secret des prostituées et cette grotte lumineuse : entre l’infâme et l’ineffable prostitution s’écoulait, s’épurait la détresse éternelle du monde ; la prière d’en bas, ce blasphème désespéré contre le poids de notre condition, s’articulait à la prière d’en-haut, faisait partie de la communion dans le Corps Mystique ; il fallait tout vouloir pour tout comprendre, faire effort pour s’aimer soi-même au sein de l’abjection, et se rappeler que la Face de Dieu n’attend qu’un regard d’amour pour resplendir sur le visage de l’homme, de n’importe quel homme, fût-ce le criminel le plus abject ou la plus écœurante prostituée. »

Qui est cet homme ?




 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     « Quel bain d’air frais, sitôt franchie la lourde porte du collège ! À l’Université, je n’avais que cinq heures de cours : le reste du temps, j’étais libre ; je flânais de longues heures dans les rues. Lyon n’offre guère de ressources : quelques perspectives sublimes, du haut des collines ou le long des quais ; un bon musée, dont la cour intérieure est un îlot de rêverie ; une foule d’églises et de chapelles ; une bibliothèque vétuste, mais honorablement fournie…

 

 

 

 

 

 

     ... [J]e regardais (…) le Rhône, sa courbe savante entre les quais, le pont de l’Université, les mouettes : le jour gris fer, aux angles nets, avivait l’austérité de la ville, ce grand air de raison que lui donnent ses fleuves, l’amphithéâtre de ses collines, sa juste proportion dans l’étendue.




 

     .... dans les rues pleines d’échos, sur les places balancées comme des radeaux à l’amarre. »

Qui est cet homme ?


 

 

 

 

     « Dans un paysage de ruines, que la mélancolie multipliait, je jouais à me sentir seul et comme abandonné par la durée. J’y gagnai cette maladie qu’ont les poètes de fabuler leurs sentiments, de ne pouvoir sentir sans imaginer : une peste. Cela donnait du ton à mon langage, et cette éloquence du simulateur qui se fie à la sensibilité propre des mots. Inextricablement faussaire, j’en fus bientôt à ne plus distinguer l’émotion vraie de l’inventée : le thème réel se perdait à travers les variations dont il était le prétexte ; le signe le plus léger (cette mouette seule au ciel d’hiver, ce train qui siffle en traversant le fleuve), pourvu qu’il vînt timbrer ma vaste et vague nostalgie, ses harmoniques éveillaient les lointains de ma solitude, et je m’enivrais de porter tout le malheur du monde dans mon cœur. »

Qui est cet homme ?












     « Ce n’est pas en Béarn que j’ai eu l’inspiration poétique… mais à Lyon, brumeuse, assez mystérieuse, mystique, gnostique, qui a constitué un véritable paysage mental pour moi. C’est l’univers de la ville qui m’a le premier séduit dans ma poésie, nocturne, dans laquelle toutes les rues sont un peu sinueuses… J’ai commencé par le noir, j’ai commencé par descendre dans ma poésie puisque j’ai commencé par Tombeau… j’aime beaucoup le noir, l’obscur en poésie, et que ça se passe en dessous du mental, dans le monde du rêve où à mon avis les trois quarts de notre vie s’accomplissent, contrairement à ce que pense la plupart des gens… »

Radioscopie avec Jacques Chancel, 18 octobre 1978

 

 

 

 

 

 

 

 

 

           Que j’ai suivi longtemps la Mort sous tes arcades
           que de rues j’ai pétries de mon pas de souffrance
           que de sang j’ai mêlé à l’huile des pavés
           que j’ai cherché le crime pur atrocement
           parmi les meurtres discordants les agonies
           l’amour

 

Tombeau d’Orphée









... devenus des éléments d’une réalité onirique, ...

 

 





     ... interprété constamment par référence à des objets concrets. »

Choses dites, « De la beauté »

 

 

 

 

     « Je fus l’ami d’une grande ville, inséparable d’elle, porté par son rythme secret : elle m’apprit à penser à l’intérieur d’une expérience en progrès, sans la déformer ni l’interrompre : toute la pensée symbolique est là. Il n’est pas une de mes œuvres poétiques où ne se retrouve la ville : qu’elle soit mère, maîtresse, putain, ou l’image de la géhenne moderne, ou le creuset d’une obscure communion ; qu’elle soit la ville qu’adolescent je parcourus, poursuivant le bonheur, et le malheur à mes trousses ; ou la Babel de notre solitude présente, qui vainement se fortifie contre la nature et l’éternel ; ou l’Église à venir, la nouvelle architecture morale dont les métropoles d’aujourd’hui, si tragiquement hostiles à l’homme, éveillent en nous le douloureux besoin. »

Qui est cet homme ?





Quelques lieux particuliers du Lyon emmanuellien


     « Le choix du collège fut vite fait ; on me mit au pensionnat des Lazaristes, que les Frères dirigeaient. Cet établissement avait la réputation, solide et partiellement justifiée, de préparer des bêtes à concours, en vue des Écoles scientifiques : mon oncle y avait des attaches, et me fit entrer en cinquième en dépit de mes dix ans. » (Qui est cet homme ?)

      [Après qu'il a choisi de ne pas devenir un ingénieur comme le désirait son père] « Je suis entré à ce moment-là comme professeur de troisième, comme pion et comme professeur de 3e au pensionnat des Lazaristes. C’est là que j’ai fait mes premières découvertes pédagogiques, si je puis dire ! D’abord j’avais un métier assommant. Il fallait que je surveille les dortoirs, il fallait que je surveille les pensums, que je mène les garçons en promenade. (…) J’enseignais le français et les mathématiques et ma première expérience a été la découverte que ce n’est pas la réussite apparente qui est le gage de la valeur intellectuelle d’un enfant. » (Entretien inédit)


La librairie Crozier, 20 rue d'Algérie

 

     « [J]'ai fini mon livre, Qui est cet homme, ou le singulier universel. Il vous est dédié, ainsi qu'à Crozier, ce libraire lyonnais qui fut de mes amis, et qui mourut des suites des mauvais traitements qu'il reçut dans les prisons allemandes. »

Lettre à A. Béguin, 4 septembre 1947

 

 

 

 

 

 



Tant s’accélère en nous votre sang. Je te vois
non ! je scrute un lointain ovale de pénombre
où volent en éclats des verres au couchant

Sans geste, nous suivons l’envol des mains captives
elles crient sur la mer, et nous pleurons ! L’enfant
ose un baiser vers vous, hirondelle ! longtemps.

La liberté guide nos pas


Lyon et le Rhône

      « J’ai vécu à Lyon mes années d’adolescence, de la dixième à la vingtième année. J’y fus élève, "taupin", étudiant de philosophie à la faculté des lettres, et même enseignant – on disait alors professeur...

 

 

 

 

 

 

     ... les pentes de Fourvière et de la Croix-Rousse, et qui, l’hiver, étaient fortement verglacées.


 

 

 

 

 

 

 

     ... Saint-Martin d’Ainay,

 

     l’église dite des étrangers, ces deux dernières en plein milieu du quartier "chaud" à l’époque. »

« Deux millénaires d’une ville », France catholique, n°1951, du 4 mai 1984

 

 

 

 

     « J’ai aimé ses brumes qui, vues du haut des collines, avaient une densité que je n’ai connue plus tard qu’à Londres et à Pittsburgh. »

« Deux millénaires d’une ville », France catholique, n°1951, du 4 mai 1984

 

 

 

 

 




     ... J’aimais l’ombre des églises : sa lourde chape étouffait ma mélancolie ; des gens allaient et venaient, me frôlant comme une pierre ; les dalles glacées, l’odeur tombale, m’isolaient dans un passé éternel.




 

 

 

 

 

 

 

     ... ou, de la brume des soirs lyonnais, se levait une procession de lampadaires spectraux. »

Qui est cet homme ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’errant et sa douleur d’un même flot s’écoulent
indifférents au feu grégeois des réverbères

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout de nuit, et dallé du grand désir liquide
au fil duquel s’en vont les générations…
Des filles accoudées à leur tristesse, vides

 
Regardent leur regard s’en aller sous les ponts,
entre leurs jambes une odeur de terre humide
Aux vastes crues du fleuve et de l’homme répond.

 

 

Tristesse ô ma patrie

 

 

 

     ... Il fallait, pour monter jusqu’à lui, se dégager du filet maléfique des rues :

 




     ... reprendre souffle au pied des montées, et calmer le cœur en désordre, couvert encore de l’infamie qu’il avait patiemment débusquée ;

 

 

 

     ... ces rampes, dans la nuit d’hiver, étaient des passes effroyables, qui semblaient convier le ciel à s’ébouler ; par la pluie et le brouillard, elles devenaient glissantes et glauques, je pataugeais dans le sang du Golgotha ;

 

 

 

 

 

     ... Je n’entrais pas dans la basilique immonde, conçue par quelque entrepreneur délirant d’installations sanitaires ou de bains turcs…

 

 

Fourvière

           Comme il fendait nageur l’ombre louche, les rues
           où l’engluaient les lèvres molles des allées !
           Ses pieds tirant un fond pas à pas plus visqueux
           il lui faudrait gravir d’interminables marches
           toute la ville à ses semelles, et subir
           cette élasticité de vase ou de cadavre,
           pour monter jusqu’à toi Mère et merveille enfant
           si roide dans la flamme espagnole des cierges.
           Le cœur plein d’une odeur superbe et d’un dégoût
           la chair encor baignée de la sueur femelle
           écrasé de mémoire ! il croulait à genoux
           cherchant dans le recès sacré de son enfance
           un secret qu’il pût te vouer sans te souiller
           un Nom qui te nommât sans crime ô seule Mère,
           hélas ! le sang boueux lui glaçait les genoux
           et la rumeur d’en-bas écœurant sa prière
           lui monterait aux dents aux narines aux yeux
           et comme un mât fauché abattrait ses mains jointes.

Tristesse ô ma patrie

 

     ... j’avais inventé des trajets dans ces rues. Trajets remarquablement bien conçus qui me permettaient d’arriver à l’heure exacte, sans être en retard, ou en ayant raté une « ficelle », comme on disait alors… Un funiculaire…

 

 

 

 

 

 

     ... La ville s’ouvrait à moi comme un vaisseau désaffecté ; mes pas sonnaient sur les quais perdus...

 

 

 

 

     « Le vrai fantastique de la ville, c’est sa fermentation humaine, ce bouillon de culture où prolifère la vie occulte de la psyché. Ici toute âme, par son fond, est contagieuse pour toute autre. Chaos énergique, la nature humaine s’y manifeste par des combinaisons de situations, de tendances et d’attitudes qui font du spectacle de la rue un analogue de l’orgie. Sevré du naturel par mon exil dans la ville, je le retrouvai bientôt, de plus en plus consciemment, dans l’épaisseur de la foule, vue sans se croire vue. »

Qui est cet homme ?


« La ville tourne et moud le grain par millions,
cette farine sale, ou cendre de misère,
c’est la douleur que dieu pétrit avec le sang.
Poussière, le ciel gris tournoie, retombe et pèse
saupoudrant les saisons et les peuples. Pour qui
ce pain ? nul ne le sait. Et tous, la faim les brûle,
de quoi ? Ceux-ci mangent les pierres, et ceux-là
les mots : un pain mal cuit par des soleils sans force,
mais tout fait ventre à qui se nourrit de néant. »

« Froment de la douleur », Tristesse ô ma patrie



     « Christ au Tombeau, c’était moi-même d’abord, dans le sépulcre où mon adolescence me tenait encore fermé. Un sépulcre bâti par mes maîtres, mes parents, mes propres terreurs. Il s’ouvrait sur des profondeurs où je m’étais aventuré, croyant y rejoindre l’espace libre : cavernes du rêve, imaginaires amours ; toujours, au terme de grands efforts, j’y venais buter à ma solitude. La ville entière, avec ses églises et ses putains, son ombre tutélaire et ses traboules, n’était qu’une grotte à l’écho innombrable, où régnait l’angoisse déserte de mon pas. »

Qui est cet homme ?


           Ville nocturne aux murs de larme crypte amère
           que j’ai chanté de litanies obscènes que j’ai prié
           tes madones de plaisir et d’épouvante
           que d’ex-votos coupables j’ai taillés
           en mes années hagardes !
           Que j’ai prié pleuré chanté
           que de ténèbres entonnées à ta louange
           sur l’orgue des pluies d’hiver dans les tubas
           vertigineux de l’ombre,
           et que j’ai marché !

 















     « Le plus précieux pour moi dans ces années difficiles de ma petite adolescence, ce furent des paysages urbains transfigurés, ...

 

 

 

 

 

 

 

 












     ... la réalité quotidienne étant vécue comme un grand rêve, ...
















     « Il y avait aussi, toujours, les grandes formes, le ciel. À Lyon, j’habitais la colline de la Croix-Rousse, où les ciels étaient immenses et dominateurs, à moins que l’extraordinaire cloche de la brume ne s’appesantît sur la ville ; c’était tout l’un ou tout l’autre. Mais l’apprentissage de l’immensité extérieure, de même que celui de la brume, est l’une des formes de l’apprentissage du rêve, de la descente en soi... D’où l’importance de l’attention à tout ce qui est : à la nature, mais aussi à la manière dont les êtres humains se sont inscrits dans les réalités qu’ils ont créées, à la façon enfin dont ces réalités vivent et meurent. »

Choses dites, « De la beauté »

 

 

 

 

 

 

 

 

La montée Saint-Barthélémy...


 

 

 

 

 

 

 

Au 24 : Le pensionnat des Lazaristes

 





Au 42, plus loin dans la rue,





     « Montée Saint-Barthélémy, s’ouvre toujours une chapelle, dédiée à Philomène, patronne des amoureux : la sainte, fine poupée de cire, était à demi tournée dans sa châsse, – comme une belle étendue, pour mieux écouter la confidence, s’appuie du coude sur son lit. Aux murs, des ex-votos innombrables, pour la plupart de longues lettres où les amants racontaient leurs malheurs. Il semble qu’on y ait mis bon ordre : j’y suis passé voici deux ans ; les épîtres ont disparu, les marbres sont lavés où s’inscrivaient les graffiti… »

Qui est cet homme ?

 

 

 



                                Fort Montluc

 

Un terrain vague où l’enfant bleu joue avec l’herbe
la femme et sous les plis du courage son fruit,
une autre – cœur brûlant la robe gauche et noire –
et près d’elles pilier de regard ton ami

Toute la force de leurs yeux approfondit
la nuit maigre au delà des barreaux. Deux visages
le tien, celui du jeune père. Ils nous sourient
d’un sourire invisible et qui vibre à nos tempes