PIERRE EMMANUEL

Pierre Emmanuel par lui-même - La poésie, l'après-guerre

     « Il m’arrive d’être obligé d’attendre un mois pour qu’un système d’images que je sens, qui doit se grouper autour d’une thématique générale, l’exprimer, l’approfondir, l’élargir, enfin la situer dans sa totalité, me vienne ! (…) Il faut attendre, il faut se battre, il faut bafouiller, il faut gratter, il faut recommencer plus de quarante fois… Je tape à la machine savez-vous, alors je tape trois vers, ça ne va pas, j’enlève le papier, je recommence, ça ne va pas, et il m’arrive parfois, comme ça, pour trois ou quatre vers, je regrette de le dire, mais enfin c’est comme ça, c’est un vrai gaspillage, de taper trente, quarante fois les mêmes choses ! parce qu’en tapant 30, 40 fois les mêmes choses, il se fait comme une espèce d’obsession, de martèlement, le rythme vous entre dans la peau ; et alors brusquement, eh bien brusquement, vous trouvez. (…) Il faut accepter d’être en relation avec un secret qui se dit  à travers vous. (…) Je suis persuadé que nous ne sommes que les mediums d’une réalité qui a besoin de nous pour se dire. Et que nous sommes beaucoup moins individualisés que nous ne le croyons en tant que créateurs. Nous sommes très impersonnels. Mais c’est de cette impersonnalité même que nous tirons notre force : parce que nous touchons par elle à un fond originaire de l’humain. »

Des mots dans un certain ordre assemblé, émission radiophonique, 16 avril 1983


     « Je me suis adonné à la poésie d’une manière assez constante toute ma vie, mais quand j’étais plus jeune, j’écrivais d’une manière plus irrégulière. J’écrivais toujours, mais j’écrivais d’une manière plus irrégulière. Il se passait plusieurs jours, plusieurs semaines – oui, souvent plusieurs semaines – entre deux textes. Entre deux textes souvent de même inspiration ; je veux dire deux textes dont l’un continuait l’autre. Puis, au fur et à mesure que j’ai commencé d’organiser mes œuvres, elles sont devenues des architectures. Elles ont toujours été plus ou moins des architectures, mais enfin, cela s’est précisé de plus en plus au fur et à mesure que je vieillissais. Une architecture, c’est un ensemble thématique complexe dans lequel l’intuition poétique se double d’une certaine forme de pensée continue. Comment dire cela ?... C’est une pensée de l’ordre du rêve, mais c’est une pensée à partir de très grandes images. »

La poésie comme forme de connaissance, 1984


     « Le monde de la poésie c’est le monde du crépuscule, celui du matin ou celui du soir. C’est le monde nocturne de l’univers éclairé par la lune, où se révèlent des formes qui ne sont plus tout à fait les formes du jour… Ou bien c’est le monde du jour, mais regardé d’une autre façon. Vous pouvez, par exemple, passer tous les jours devant un arbre, sans le voir, tout en le voyant. Mais, un matin, vous regardez cet arbre et, le regardant, vous voyez autre chose que ce que vous avez toujours vu… Finalement, qu’est-ce que la poésie ? C’est regarder et dire d’une certaine façon… Dès l’instant où nous nous mettons à voir autrement, les choses s’éclairent de l’intérieur et deviennent symboliques de toutes sortes d’aspects de la réalité dont nous n’avions pas conscience et nous devenons capables de dire à nous-mêmes cette réalité et de la dire aux autres. Sous une forme mystérieuse : par une suggestion, une allusion, une métaphore… (…) C’est parce qu’il casse les formes ordinaires de la pensée et dérange, qu’un certain langage ouvre des portes sur l’invisible. »

« J’ai vu l’invisible », Panorama, octobre 1978, p. 23-27.


     « Tout de suite après la guerre (…) j’ai commencé à voyager, et c’est vrai que j’ai passé plus de vingt ans de ma vie dans des voyages très nombreux ; je quittais chaque année plusieurs fois la France pour aller un peu partout. Un peu partout, enfin, entendons-nous, en Europe, en Amérique du Nord, un peu en Amérique latine, un peu en Afrique du Nord, et une fois seulement en Asie du Sud-Est, au Japon et en Corée. Mais ce qui m’a toujours étonné, c’est d’une part que les Français ignorent l’étranger, que ça ne les intéresse finalement pas, sauf un certain nombre de livres qu’ils ont absorbés. »

 Entretien inédit


     « On put bien me montrer ce qu’on voulut, je ne vis rien que ceci : que la peur était le suint commun de tous ces peuples. Des centaines d’êtres que je rencontrai dans cette presque moitié de l’Europe, aucun n’était libre de dire ce qu’il pensait, d’être ce qu’il était. Ce qui était en cours me parut moins une révolution que l’investissement méthodique des consciences par la terreur et le vide. Je fus fasciné et horrifié par la logique de ce processus dont les étapes, dans les six pays où je séjournai, se déroulaient simultanément sous mes yeux. Et je me mis à trembler pour l’Europe.
     (...) Rentré en France, je dis et j’écrivis ce que j’avais vu. Je fus aussitôt tenu pour mort par toute l’intelligentsia progressiste, qui occupait le haut du pavé et, somme toute, l’occupe encore. (…) [L]e terrorisme intellectuel (…) sévissait alors sous la forme la plus grossière : envoi de nœuds coulants et de petits cercueils symboliques, dédicaces de livres précédées de la croix des morts ; quelques mois avant la mort de Staline, un écrivain communiste, qui n’est plus communiste depuis longtemps, vint chez moi, sans doute sur ordre, m’expliquer pourquoi je serai pendu. »

Il est grand temps…

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