PIERRE EMMANUEL

Quand Pierre Emmanuel s'adressait à des jeunes...

 

... Quand il parlait des jeunes








Épître sur le problème de la jeunesse de France aux prises avec les pénibles difficultés actuelles, 1946


     « Ta lettre, mon cher, est bien mélancolique. Tu as trente ans, et t’interroges sur le peu qui reste valable de ton passé : il me semble dans le bilan que tu fais, que tu es injuste envers toi-même – ou c’est qu’alors ta mémoire t’a trompé –. Je me rappelle un jeune étudiant, qui fut des premiers, dans notre groupe, à comprendre le sens de la guerre d’Espagne, et qui, en 36 déjà, diagnostiquait l’emprise éventuelle qu’exercerait le mal hitlérien. Tu étais tellement convaincu du danger, tellement scandalisé par les aveugles ou les lâches, que tu jouas des poings plus d’une fois, t’en souviens-tu ?... »
Texte intégral« Épître sur le problème de la jeunesse de France aux prises avec les pénibles difficultés actuelles », Les Nouvelles épîtres, Paris, XXXVIIIe épître, 1945-1946.


« Je vous souhaite de savoir vieillir... »

        Cette improvisation date du 19 décembre 1966.
     Pierre Emmanuel s’adressait, ce jour-là, à trois promotions de l’École supérieure de journalisme de Lille.

     « Nous ne sommes pas des êtres de l’instant. Il ne faut pas être des êtres de l’instant. Si nous sommes des êtres de l’instant ; si nous, toute notre vie, nous acceptons qu’elle se vive dans l’instant, alors nous ne trouverons plus le rapport ; nous ne trouverons plus la racine, ni la source, ni rien. Nous serons au courant, nous serons prisonniers du courant. Et être au courant, vous voyez ce mot, « être au courant », est plein d’une ambiguïté terrible.
     Alors, que veut dire la durée ?
     (...) Je ne vous souhaite pas de rester jeunes. Pourquoi vous souhaiterais-je de rester jeunes ? D’abord, parce que c’est impossible. Ensuite, il n’y a rien de si beau pour un homme que d’être à travers la succession des temps divers qui forment sa durée et oui, vraiment, sont la substance dont il va se modeler : c’est la durée dans laquelle l’homme crée. C’est votre durée qui sera la substance de votre création, et non pas la succession de vos instants, si beaux soient-ils. »

Texte intégralFrance catholique, n° 1982 du 14 décembre 1984.

La jeunesse, l’esprit d’enfance ne passent pas (juin 1971)

     Ceux qui, par vocation enseignante ou par souci de l’évolution nécessaire, s’intéressent à ce vaste champ de forces psychiques, spirituelles, sociales, qu’inscrit la jeunesse dans l’ensemble des solidarités et des contradictions déterminant notre collectivité, savent que l’orientation de notre histoire, bien au-delà de ce dernier tiers de siècle, dépend de la manière dont s’épanouira, ou s’étiolera, ou explosera peut-être, cette immense énergie mal intégrée. Dire cela ne signifie nullement exagérée l’importance, par rapport aux autres groupes d’âge, de cet « état passager » qu’est la jeunesse : c’est, partant du fait biologique, se demander comment intégrer cette énergie à un projet qui la proportionne, sans la mutiler, au corps social dont elle est l’avenir et dont elle subsiste. C’est aussi regarder tout être jeune comme un homme ou une femme tendant vers sa forme, c’est-à-dire vers une conscience de plus en plus vive de sa continuité, de sa responsabilité envers soi et les autres…

Un extrait plus long« L’école produit-elle des prématurés ? », Le Figaro, 24 juin 1971, p. 34.

Une jeunesse déracinée (mars 1955)

     « Voyez les jeunes d’aujourd’hui : quel horizon leur présentons-nous ? Si la liberté est la faculté de voir loin tout en plongeant dans la durable, quelle liberté leur est laissée ? Ce sont des déracinés : auraient-ils des racines, à quoi bon ? Où est le sol ferme pour les enfoncer ? Plus seuls que nous qui vivions la patrie au présent, et nous sentions reliés à nos aînés jusque dans les luttes qui nous opposaient à eux, ceux qui nous suivent n’ont pas vécu concrètement la France : ils n’ont littéralement plus d’aînés. Pour lutter contre l’amère impression de n’être que des accidents de l’histoire, ils essaient de s’insérer dans un tout qui commencerait avec eux : le communisme, la Jeune Europe, ou simplement une technique déterminée. Sans doute suivent-ils ainsi le sens apparent du monde ; il serait vain de leur imposer comme atmosphère la mémoire d’un passé défunt. “Des souvenirs non partagés, dit encore Chateaubriand, de vains regrets, une génération expirante que le passé appelle, que le présent dévore, ne parviendront point à faire renaître ce qui est sans vie”.
     Loin de moi la pensée de me joindre aux Cassandres qui irritent à juste titre les jeunes gens. Pas plus qu’eux je ne suis attaché à ce qui meurt, mais je crois que ce qui meurt nous cache souvent notre part de l’impérissable. Ayant vécu davantage qu’eux, et mesuré l’homme plus avant, je vois bien que l’homme moderne, tel qu’on tente de m’y ajuster, est trop étroit pour me contenir. Il m’offre une pléthore de formes discontinues, sans lien entre elles que celui du digest, et dont aucune, ni leur somme, ne m’unifie et ne me projette en perspective. Il manque un centre et un élan vers l’infini à tout cela. Et je me souviens de cette définition de la culture que donnait implicitement Chateaubriand : “Les semences des idées nouvelles ont levé partout ; ce serait en vain qu’on les voudrait détruire ; on pouvait cultiver la plante naissante, la dégager de son venin, lui faire porter un fruit salutaire ; il n’est donné à personne de l’arracher” ».

« Une jeunesse déracinée », Témoignage chrétien, n° 559, 25 mars 1955, p. 2.

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Une révolution sans violence ? (juin 1968)

     Comment comprendre ? Tant de parents, de maîtres, de gens qui se croyaient ouverts et attentifs, se sentent pris dans une grande faillite, sans pouvoir l’évaluer ! Toute une jeunesse les déclare a priori incapables de l’entendre. (…) Pourtant la jeunesse – étudiante ou non – est à l’écoute : elle juge ce qui se dit sur elle, elle s’y cherche peut-être ; elle prend forme dans son propre sein, et ne répondra qu’une fois formée, quand à leur tour ses interlocuteurs auront pris forme. Eux aussi, pour se former, devront avoir l’oreille subtile. Et même une audace prophétique, bien au-delà de ces réformes dont chacun voit qu’elles laisseront le problème entier.
     Oublions le verbalisme et l’hystérie de ces derniers jours. Ne retenons de l’événement que les signes prophétiques. La charité n’est-elle pas discernement spirituel ? Or ce qui se passe d’important aujourd’hui dans les lycées et les universités, cette fermentation qui s’étend à toute la jeunesse ne relève pas seulement de l’anarchie et de la révolte. C’est l’ébauche, utopique peut-être, plus probablement réelle et viable, d’une transformation des rapports sociaux indivisible d’une attitude personnelle renouvelée face à la vie...

Texte intégralFrance Catholique, n° 1123, 21 juin 1968, p 1, 8.

La révolte des orphelins (mai 1968 )

     Ce que demandent les étudiants, c’est une Université ouverte. Or qu’arrive-t-il ? La Sorbonne devient leur place forte et leur lieu d’asile, en attendant d’être leur Montségur. Cette révolte des orphelins que constitue la colère estudiantine contre une société qui maintient en tutelle tant de jeunes esprits frustrés dans leur besoin d’initiative, toute l’élite dirigeante en a peur, au gouvernement et dans l’opposition. Personne n’ose parler directement à ces jeunes hommes et femmes. On se contente de les refouler – ou de les interdire.
     Ce mutisme qui les investit et les enferme dans une irréalité dont ils souffrent, ne peut pas, ne doit pas durer. Si nous sommes incapables de leur parler, du moins devons-nous les écouter : c’est le seul moyen de nous mettre en mesure de leur répondre. Et non pas les écouter bénignement, paternellement, en hochant la tête avec indulgence à leurs folies. Beaucoup d’entre eux savent ce qu’ils disent, et même les plus inexpérimentés ont une intuition bouleversante de ce qui nous manque à tous. Leur critique de la société étroitement cloisonnée, qui déjà nous parque dans un isolement réciproque dont ils sont presque seuls à pressentir l’effet mortel, doit être entendue et méditée : c’est à partir d’elle qu’une société nouvelle et communautaire pourrait naître.

« La révolte des orphelins », Le Monde, 29 mai 1968, p. 1, 8.

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