PIERRE EMMANUEL

Regards sur quelques compositeurs

     « Qui, mieux qu’un artiste, ce résonateur des paradoxes, peut prendre sur lui, en l’intégrant dans son art qui l’exprime et le dépasse, l’expérience universelle d’un tel ébranlement fondamental ? Son témoignage atteste que le fait objectif ne peut saisir la permanence et la nouveauté d’un étonnement qui, aujourd’hui comme sur le chemin de Damas, frappe dans son incrédulité radicale l’homme dont il fait un chrétien.
     De ces témoignages d’artistes, voici un premier exemple. Il est de Jean-Sébastien Bach, dans la Passion selon saint Jean. C’est le fameux air de contralto : « Es ist vollbracht » (Tout est consommé) : parole divinement distendue, tout entière de mort et de vie ; soupir que l’âme chrétienne recueille des lèvres du Christ mourant, et qu’elle étire en une plainte infinie, désespoir indiciblement tendre devant l’évidence absolue de la mort : plainte elle-même trouée vers le haut, sans être pour autant suspendue, par le cri de victoire en majeur qui situe le triomphe sur la mort à l’instant précis où la mort triomphe. Le germe de la Résurrection est pressenti dans et par la mort, sans abolir le scandale de celle-ci. Car voici que la plainte reprend, recouvre à son tour le chant victorieux. Mort et résurrection, vécues ensemble dans l’espérance, restent antinomiques dans le temps : la rupture au centre même de l’aria manifeste une action transcendante, l’insertion dans notre mortalité d’une certitude qui lui échappe et pourtant doit y mûrir. Mourir pour vivre : tout l’œuvre religieux de Bach est la germination de cette certitude. Certitude pour chacun et pour tous, mais en Jésus-Christ seul, comme l’expriment dans l’Actus Tragicus, au niveau de la condition humaine tout entière, huit lentes mesures pour le chœur sur les mots : « In ihm sterben wir » (En lui nous mourons). »

Choses dites , « Discours sur la résurrection », p. 276-277
[Un autre texte sur Jean-Sébastien Bach]

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          « Maître tes mains posées sur la mer une ultime
          corde malgré le ciel vacant résonne encor
          funèbre ! un cor un seul sinistre et sombre cor
          sonne hallali du traître sang sous l’or des larmes
          Ô bois ! cimier mélancolique de la Mort.
          Octobre, ses nuées à la pointe des armes
          ses vents dans le gréement de la terre, ses forts
          courants où se défait l’algue des voies lactées
          ses monts errant désemparés dans l’éternel
          et la mer ! sein farouche et doux que toute femme
          tend dans l’ombre à la bouche altérée de ses morts,
          Octobre ! ses palais sont bleus bâtis de souffles
          les morts s’accoudent aux balustres d’eau glacée
          les mains se cherchent dans les siècles, les fumées
          se teignent lentement de sang : et la clameur
          du sang, des mains, du soleil âcre ! elle louange
          en de stridents sommets. Quelle Ombre ! et que de pleurs… »

Orphiques , « Automne à la gloire de Bach », premiers vers.

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     « Je suis frappé que certaines très grandes natures artistiques ont connu leur maturité à un moment qui aurait été pour beaucoup d’autres le déclin. Je ne prétends pas que je sois une grande nature artistique, encore que je le voudrais bien, je ne vois pas du tout pourquoi je ne le voudrais pas. Mais ce que j’aimerais c’est que ma maturité, ma grande maturité fût là, qu’il n’y ait pas ce sentiment tout d’un coup que l’énergie créatrice a cessé de me porter. (…)
     Beethoven a eu une vie pleine ; il a vécu un peu plus de cinquante ans, moins de soixante en tous cas, mais tout a été poussé en avant jusqu’au plus haut. Il est mort au plus haut. Et je crois que c’est comme ça que l’on doit mourir. Enfin c’est comme ça que je voudrais mourir. Non pas du tout parce que ça nous donne une bonne biographie. Non pas du tout pour ça. C’est parce que le plus haut c’est la vision, et que la vision c’est la louange, la reconnaissance suprême, c’est la joie. »

Entretien inédit

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« Écoute. Dieu est en attente : rien n’est plus
en toi ‑ rien n’est encor peut-être. Entends l’absence
écoute
         jusqu’à ce que l’âme se soit perdue
dans l’absolue solitude d’avant l’être
jusqu’à ce qu’un dernier regard ait été bu
ondée vaine, par la vision encore aveugle
jusqu’à ce que la Mort ait perdu la mémoire
de tous les morts qui furent toi. Ta vie s’éteint
dans le plasma confus des futures naissances
dont les eaux engourdies baignent tes profondeurs
tout sombre en toi en masses sombres de torpeur
et se délivre de sa forme en un mutisme
béant ‑ oreille ou bien corolle du néant
étouffant le pollen des musiques du temps. »

Orphiques, « La nuit est joie » (Beethoven, opus. 111.), premiers vers.

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     « [Q]ue demande à la musique Debussy ? Il l’a confié lui-même dans sa critique parue dans le Figaro : « Une musique vraiment dégagée de motif, ou formée d’un seul motif continu, que rien n’interrompt, et qui jamais ne revienne sur lui-même. Le développement ne sera plus cette amplification matérielle, cette rhétorique de professionnel façonné[e ?] par d’excellentes leçons, mais on le prendra dans une acception plus universelle, et enfin, psychique ». Autrement dit, l’évolution interne n’est pas l’exposé d’un thème, ou d’un ensemble de thèmes articulés par une logique architecturale, c’est au contraire une modulation continue, dont la souplesse permet toutes les brisures, toutes les métamorphoses, toutes les libertés.
     Je n’ai pas besoin de chercher très loin un parallèle à cette profession de foi musicale, qui rompt en visière avec l’enseignement traditionnel, avec cette musique explicative dont Debussy avait horreur, et qu’il voulait remplacer par la seule musique digne de ce nom : la musique suggestive, donc véritablement – et non pas apparemment – amplificatrice. Je trouve ce parallèle dans la conférence de Mallarmé à Oxford intitulée La musique et les lettres. Je n’irais pas jusqu’à dire que la prose de Mallarmé me séduit à l’égal de la musique de Debussy, pourtant, elle est une approximation assez neuve, peut-être trop risquée, de ce que poursuivait Debussy en musique, et plus généralement, d’une arabesque de la pensée, constituant l’architecture mouvante d’un esprit jamais en repos, un esprit qui se réfléchirait lui-même sur plusieurs plans de l’intelligence et de la sensibilité selon de secrètes correspondances. »

« La poésie symboliste et l'esthétique de Debussy », émission radiophonique enregistrée le 19 mars 1952.

[Lire le texte intégral]


 


     « Un poème s’organise au fur et à mesure, comme une phrase musicale, mais à chaque moment du poème, chaque mot, chaque membre de phrase se relie à ce qui le précède et annonce ce qui va venir. De telle sorte que à tout instant, on est au centre. Un peu comme quand vous écoutez un concerto de Mozart : chaque mesure a sa nécessité propre, bien sûr, mais elle intègre l’ensemble du concerto, ou en tous cas l’ensemble de la partie, n’est-ce pas ? C’est vrai pour la poésie aussi. »

« Des mots dans un certain ordre assemblés... », émission radiophonique avec Paule Chavasse (16/04/1983)

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          « Toi !
                      Un pas. Et pèse un autre pas. Et pèse
          la terre sous le pas : et tout cède. Ce pas
          est creux : il frappe. Écho d’enfer ! le néant sonne,
          à fleur de sol marche à l’envers un autre pas.
          Un pas. Le cœur ne bat que de ce pas. La cloche
          en mer, ébranle le ciel bas selon ce pas.
          Toujours le même pas qui ne passe. Vient-il
          à moi ? est-il en moi ? Partout et nulle part
          arpentant le sommeil les maisons et les gares
          le pas le poids le glas la route la déroute
          moi fou marquant le pas dans la mémoire : pas
          un de mes pas perdus que n’ai rivé ce Pas !

          Immobile, fondée sur les reins de la terre
          la statue dans un ciel rigide enveloppée
          se tait. Quel silence sculpté dans les montagnes
          parlerait avec tant de force au cœur des dieux ?
          Tonne, hauteur, sur don Juan ! Mais lui ne tremble
          et tend au Commandeur une coupe.
                                                                           – Buvons !
          Un bruit de verre déchirant tambours et cuivres,
          et sur la femme le sang coule avec le vin. »

« Don Juan dans la ville de Pierre »,
La Nef, n° 15 (février 1946).


 

     « Ève chantait maintenant L’Amour et la Vie d’une femme. La musique de Schumann traduit trop bien ce dont je rêve sans l’avoir jamais éprouvé, la vérité merveilleusement une de chaque instant, cette religion à deux qui est la suprême audace ou l’évidence instinctive du couple.
     Le couple : j’y pensais pour la première fois. Jusqu’alors en dépit de mes phrases, j’avais conçu l’amour comme un double égoïsme, où l’on croit tout donner sans mesure car on est libre de tout retirer. À présent, ce coup de couteau en plein cœur : l’idée que celui qui donne ainsi n’a rien donné.
     […] Les premiers émois, les aveux, l’exaltation quand l’être aimé se dévoile, l’ivresse de louange qu’exprime si fort le jubilant Er, der Herrlichste von allen, je les avais éprouvés souvent – trop souvent –, et c’est de leur délice que j’avais fait la fin de l’amour. Mais la vie longue aux côtés d’un autre être, l’amitié qu’approfondit l’amour, le besoin de la présence quotidienne, l’angoisse devant la mort possible de l’aimée ?
     Nun hast du mir den ersten Schmerz getan : voici la première douleur que tu me causes, car la mort vient de te prendre, bien-aimé… La mort, que veut dire ce mot ? Est-ce que j’aime au point de comprendre l’affreux anéantissement de celui qui reste seul devant le cadavre de l’être aimé ? […] Comment me sentir un, jamais, si je n’aime un autre que moi de toute ma force, jusqu’à mourir de sa mort en dedans ?
     Ich bin nicht lebend mehr…
     Mais moi qui écoute ces mots, suis-je assez vivant pour les comprendre ? »

Car enfin je vous aime, Seuil, 1983, p. 136.