PIERRE EMMANUEL

Dieulefit et la Drôme




     « [J]e ne puis finir sans évoquer cet admirable village français, dont le nom est à lui seul une promesse, et qui fut, dans l’extrême division des consciences, une image de l’unité de la patrie : j’ai nommé Dieulefit, dans la Drôme…









     … C’est, à trente kilomètres du Rhône, un gros bourg qui s’accroche à la terre aride, tout entouré de monts en éventail…

     … Ni Dauphiné, ni Provence : un paysage en cul-de-sac, fermé par le trapèze du Miélandre, croupe de bête puissante, derrière laquelle se lèvent les grands soleils d’été…









     … Peu d’ombre, des arbres robustes, mais tassés dans l’effort de surgir : l’olivier est plus bas, à vingt kilomètres ; mais le châtaignier n’est pas moins tourmenté, ni le chêne trapu des montagnes…











     … Ici se vérifie, sur le mode le plus austère, la loi du paysage français : rigueur, mais presque musicale ; magistère de l’esprit, mais flexion harmonieuse du cœur…












     … Peut-être n’est-il pas sans importance, pour le paysage même, que Dieulefit soit protestant : la vieille race l’est du moins, si les nouveaux venus sont catholiques. Sur les hauteurs environnantes subsistent encore des déserts, sortes de cirques naturels, majestueusement assis dans les arbres, loin des routes, près de Dieu : poursuivis par les dragons du Roi, les Réformés, avec un instinct biblique de la grandeur, se choisirent ces hauts lieux pour temples ; la Bible et le paysage y sont d’accord…












     … L’âme des Dieulefitois était nette comme le paysage alentour : tendre et dure…















     « Je vécus le paysage, son aridité relative, l’austérité de ses lignes, sa douceur derrière sa rigueur…












     …Le sommet de l’art en poésie est d’atteindre par l’ascèse la plus stricte la plus libre effusion, l’abandon à la pure grâce du dire. Un arbre à sa juste place dans le ciel, un sentier de montagne, un torrent, vous apprennent beaucoup sur ce mystère. »

« Éléments autobiographiques »,
in Pierre Emmanuel, Alain Bosquet






     … J’y vins en juillet 40 : Jouve s’y était installé ; je me proposais de passer quelques jours auprès de lui ; je devais y rester quatre ans, ne quittant Dieulefit que pour de brefs voyages, à Lyon, Avignon ou Paris…










     … Si rude que soit le sol, il est partout à la mesure de l’homme : l’air est net, la lumière concise ; aucun détail n’échappe à l’œil ; tout est en vue…









     … Le vent ne cesse jamais : il faut s’y faire non sans peine ; mais il est d’essence lumineuse, la vigueur des lignes en est accusée…













… Terre de sensibilité profonde et pudique, pénétrée loin par la conscience, méditée, retenue longtemps, jusqu’à ne se distinguer de l’esprit…













… Des générations traquées se sont adossées à cette impasse où la vallée se refermait : elles s’y sont fortifiées ; ont fait front ; ne se sont jamais soumises ; comme cette héroïne protestante, elles ont gravé sur la montagne le mot : Résister. Le souvenir des persécutions ne s’est point effacé des mémoires calvinistes : aujourd’hui, comme au temps des dragonnades, le cœur protestant est du côté du proscrit…













     … se dessinant en lignes simples, mais dont la courbe sait moduler toutes les nuances du cœur. »

L’ouvrier de la onzième heure












     ... Ce rapport entre douceur et rigueur aide à comprendre la mystique, et à un degré bien inférieur la poésie…