PIERRE EMMANUEL

     « Yves Farge m'avait conseillé d'étoffer le Comité départemental de libération que je présidais (…) en y invitant trois grands écrivains, poètes et philosophes, alors réfugiés dans la Drôme : Louis Aragon, Pierre Emmanuel et Emmanuel Mounier, ainsi que Pierre de Saint-Prix. (…) [Aragon] était (…) peu disposé à prendre place dans une équipe dont l'action était limitée à la Drôme. « Mon destin est national, adressez-vous à Pierre Emmanuel qui est un poète citoyen, ajoutait-il avec une certaine condescendance. »

     Le propos était juste. Le rayonnement de Pierre Emmanuel me fit une impression profonde, immédiate ; j'avais lu, dans Confluences je crois, quelques-uns de ses poèmes qui me paraissaient beaux, mais pleins d'un mystère déchirant. Son contact était au contraire fraternel et joyeux. Il s'intéressait aux manifestations les plus banales, aux gens les plus communs et cherchait à donner un sens à son activité. Il le faisait avec humour, ou parfois il jetait un regard intérieur sur nos considérations. Très rapidement, je ne pouvais plus me passer de lui. J'avais le sentiment d'élever à son contact ma façon de voir, de juger, d'agir.

     (…) Avec Jacques Chaine, Pierre Emmanuel et Pierre de Saint-Prix, nous constituions, dans les deux mois qui ont suivi la libération de Valence, une petite équipe inséparable. (…) Pierre Emmanuel avait une conception mystique des capacités de relation de l'Homme à Dieu. Sans y adhérer, j'y voyais une parabole du lointain-prochain qui continuait à me tarauder ; pourquoi l'autre, même ennemi, même agresseur, me semblait-t-il si proche ? »

                      Vivre, résister, Descartes Et Cie, coll. « Passeurs de
                                                                                     frontières », 1999


     « Il est le plus puissant poète de sa génération. En tant que tel, il prend des responsabilités qui ne sont pas seulement des responsabilités de poète. Il sait descendre dans la rue, lutter, même pour des causes bientôt dépassées, même pour des causes bientôt sottes. Au fond de lui, il ne tient pas à avoir raison ; il est des occasions cependant où il lui faut avoir raison, ne serait-ce que pour goûter à la misérable ivresse de l'opportunité. Pierre Emmanuel peut distancer ses contemporains par l'ampleur de ses desseins, il ne peut pas se séparer d'eux. Poète, il est aussi critique, essayiste, journaliste, citoyen d'un pays qu'il voudrait spirituellement à la dimension d'un continent, sinon de la planète. Être clair pour lui ne signifie pas éliminer de ses poèmes les zones obscures et les images qui s'estompent de quelquefois se chevaucher. (…) [Il est] le plus fougueux, le plus ample, le plus ambitieux, le plus puissant de nos poètes depuis Saint-John Perse (...). Courons, élevons-nous en sa compagnie. Il a de quoi nous essouffler, nous ravir, nous métamorphoser. »

           « Pierre Emmanuel par lui-même », in Pierre Emmanuel, Pierre
                                        Seghers, coll. « Poètes d'aujourd'hui », 1959


     « Pierre Emmanuel était un ami. Longtemps il collabora à Témoignage chrétien. Professeur, journaliste, témoin d’une foi profonde enracinée dans la Bible, poète de la race des Claudel, il nous fit bénéficier de ses passions et de son amour de l’homme. Parlant de la France pour dénoncer les nationalismes, « ce luxe anachronique, ruineux et surtout idiot », il déclarait dans TC : "La France est une culture qui déborde son idée nationale… Si la France cessait un jour d’être une culture pour devenir une usine pareille à cent autres, fût-elle à plein rendement, alors, je vous le demande, quel sens y aurait-il à être Français ?"

     Son passé de résistant, son amour de la France, sa volonté d’indépendance nationale firent de lui un fidèle gaulliste.

     Il n’était pas l’homme des demi-mesures. Il savait s’engager à fond. »

                       Témoignage chrétien, n° 2099, 1er octobre 1984


     « Pierre Emmanuel avait des idées à revendre et le talent très particulier de  mettre en relation les hommes les uns avec les autres, de les rassembler. Poète et homme d'action, il était habité d'un infini sentiment de solidarité à l'égard de ceux qui luttent contre les formes diverses que peut prendre la tyrannie et en permanence cherchait à donner forme à l'aide qui leur était nécessaire. Cela n'alla pas toujours sans difficultés, car il était davantage visionnaire que gestionnaire et, selon ses propres dires, il avait "peu l'esprit d'organisation matérielle." »

                                                     Nunc, juin 2011

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     « Il était de ces hommes rares qu’il est bon d’avoir connu et dont l’amitié éclaire une vie.

     Tout en lui fut exemplaire. Homme d’engagement au plus haut sens du terme, il consacra sa vie aux causes les meilleures : la liberté et l’indépendance de son pays, le sort des opprimés et de tous ceux dont à travers le monde on veut étouffer la voix.

     Son œuvre restera comme l’une des plus exigeantes de ce temps. À travers le lyrisme âpre et inspiré qui emporte ses poèmes chacun trouvera au plus profond de lui les grandes interrogations que lui pose son destin. »

                                                 Lettre à Mme Janine Pierre-Emmanuel,
                                                                              24 septembre 1984


     « En cette journée où le dramaturge Vaclav Havel, symbole de la Charte 77, c’est-à-dire de la dissidence face à l’occupation soviétique de son pays, accède à la présidence de la République à Prague, je voudrais saluer le rôle qu’a joué dans cet événement hors du commun Pierre Emmanuel.

     Pierre, alors qu’on avait fini par le reconnaître comme un des plus grands poètes français du XXe siècle, était resté, en dépit des honneurs dont on le couvrait, le dissident de la résistance. Il venait en 1975 de démissionner de l’Académie française pour ne pas avaliser une élection incompatible avec l’idéal de sa jeunesse, quand naquit la Charte 77, symbole de la résistance tchécoslovaque renaissante. Lui qui, en 1949, au retour d’un voyage en Roumanie – oui, en 1949 –, avait rompu avec ses amis communistes à une époque où cela ne se faisait pas, décida que la France, qui avait trop facilement admis la destruction du Printemps de Prague en 1968, se devait, là, de sauver son honneur. Et c’est ainsi qu’il fit appel à Gilles Martinet et à moi pour fonder ce qui allait devenir le comité international de soutien à la Charte 77. Grâce à l’aura que Pierre s’est acquise, ce comité ne tarda pas à grouper les personnalités prestigieuses dans le monde entier. Inutile de rappeler qu’à l’époque, nous reçûmes notre part de quolibets, quand on ne nous traita pas de dangereux va-t-en-guerre. »

                       « Pierre Emmanuel et lui », Le Monde, 30 décembre 1989


     « Il possédait cette vertu que, depuis la mort de Bernanos, aucun écrivain, à l’exception sans doute de Julien Green, ne possédait plus, de voir le spirituel comme une réalité agissant dans un monde qui le nie. Car la modernité, qui veut couper tous les liens avec l’origine, ne pouvait reconnaître la grandeur d’un homme qui, derrière l’illusion qu’elle tisse, discernait le travail de Dieu et parlait d’un mort comme d’un vivant.

     Il en souffrait, cherchant une compensation à cette mésestime dans les honneurs qui lui étaient accordés par malentendu, car même ceux qui entendent mal se doutaient qu’il y avait de la grandeur dans cette œuvre exotique. (…)

     Il a vécu plus que nous. Puissamment. Tumultueusement. Je me rappelle ses improvisations dans les Congrès de la revue Esprit, la voix qui s’élevait, prenait son rythme ample, et l’on n’écoutait rien d’autre, et lorsqu’il s’était tu, on n’avait envie d’entendre plus rien d’autre que le vent dans les arbres. Ses paroles portaient l’Être. (…)

     Il était l’un des très rares qui, parlant de la culture, savent de quoi ils parlent, et son erreur fut peut-être d’imaginer que, la possédant, il pourrait l’administrer. Son génie était ailleurs : dans sa capacité de réveiller l’âme et la langue, et, par là, de susciter chez les autres le désir de la vraie vie. »

                                                France-Catholique, 28 septembre 1984

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      « Pierre Emmanuel (…) avait des idées qu’on pourrait appeler de gauche mais il était ancré à droite, et à la fois c’était un homme très anti-autoritaire. Donc il ne pouvait se placer ni à droite ni à gauche (…). Mais c’était surtout un homme qui respectait beaucoup les hommes et qui respectait beaucoup les droits des hommes. Il a mené des campagnes très importantes, il a beaucoup aidé les Argentins, en Argentine, avec le problème des disparus, il a énormément travaillé avec eux, avec les apparecidos, il a travaillé avec des écrivains argentins connus, pour essayer d’asseoir un peu les droits de l’homme en Amérique latine, et bien sûr en Espagne.

     Il y a en Espagne un poème de Gongora, le poète baroque espagnol du XVIIe siècle, qui s’appelle "Amour constant au delà de la mort". Et je pense toujours comme cela à Pierre Emmanuel : c’est un homme qui avait un amour constant, pour moi, comme si j’étais un fils, au delà de la mort. »

 


     « J’aimais chez certains intellectuels leur ouverture vers le monde, leur goût de l’universel. En revanche, je voyais bien que Courtade restait très "français", qu’Éluard était confiné dans sa Capitale de la Douleur (…). Aragon se promenait avec les continents du globe autour des hanches et une étoile rouge sur le front. Seul Pierre Emmanuel avait le sens de l’universel et celui, aigu, de la situation tragique des peuples minoritaires. Comme il était plus Béarnais que Français, que sa langue maternelle n’était pas le français (…) il était prédisposé à comprendre – ou au moins à sentir – les situations des peuples petits et marginaux. »

     [José Javorsek s’apprête à rentrer en Yougoslavie. Il prend congé de Pierre Emmanuel.] « (…) Quand nous sommes arrivés sur le pont des Arts il s’est arrêté et m’a dit : "Je n’ai pas une bonne impression en te voyant quitter Paris. Reste ici ! On trouvera bien des moyens pour que tu puisses vivre !" (…) Un sergent de ville passait. "Tu te diras un jour que tu aurais préféré être sergent de ville à Paris plutôt que ce que tu seras là-bas. J’aime ton pays, tu le sais bien, mais c’est un pays dangereux, en ce moment surtout. Reste !" »

     [De fait Javorsek est arrêté peu de temps après son arrivée en Yougoslavie.] « De pied en cap, j’étais vêtu des habits de Pierre Emmanuel qui m’avait donné une partie de sa garde-robe avant mon départ de Paris. Dans un mouvement de générosité, il avait vidé ses armoires et jeté dans les valises des vêtements qu’en homme élégant il commandait chez un bon tailleur. »

                         La mémoire dangereuse, Arléa, 1987, p. 39, 88, 114-155

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     « J’avais rencontré Pierre Emmanuel en Suisse avant de venir à Vichy. (...) Pierre Seghers et lui nous enverront en novembre 1941 les deux poèmes Octobre – réaction violente à l’exécution des otages de Châteaubriant – qui paraîtront sans signature dans Traits en janvier 1942. Ayant appris cette intention, Emmanuel nous envoya datée du 31 décembre 1941 la lettre suivante. Une phrase en sera reprise en exergue aux poèmes :

     “Je suis heureux que vous ayez reçu ce poème, que vous pouvez publier. L’auteur, vous le connaissez bien, la Suisse lui a témoigné ces derniers temps assez d’affection et de confiance, et vous avez pu lire un texte de lui dans "S.C." [Suisse contemporaine] de décembre … Mais, pour diverses raisons, il préfère que le texte suggère, dans son anonymat, l’idée de cette grande communion silencieuse qu’il célèbre.
     Vous, continuez. Nous avons besoin de votre voix : si vous saviez l’importance de la Suisse pour nous, François…” (...)

     Seul à Vichy, seul en France ? Après mon arrivée fin 1942 Noël m’avait écrit : "tout est si abstrait en ce monde-là, que je te souhaite quelques bons amis…" Noël en fut un.

     Nous nous rencontrâmes souvent après la guerre – mais toujours par hasard. Dans la rue, dans des hôtels, des gares. À Londres, Paris et Versailles (1976), Frankfort. Et toujours il riait aux éclats en constatant que je n’avais toujours pas lu un seul de ses ouvrages. »

     *François Lachenal affirme que ce poème et celui de Pierre Seghers furent « les premiers poèmes résistants anonymes à être publiés, tant en France qu’ailleurs » (Éditions desTrois collines, IMEC éditions, coll. « L’Édition contemporaine », 1995, p. 18 et 74).


     « C’est Pierre Jean Jouve qui lui avait recommandé en 1938 de me rencontrer. (…) Il aimait Emmanuel. Il nous avait mis en rapport. Sur sa recommandation, le 5 avril, Noël Mathieu (qui commençait tout juste à signer Emmanuel) me demandait rendez-vous. Je le vis le 6. Il fut aussitôt, et à jamais, pour moi, Noël. Et une forme du bonheur d’amitié. Cette amitié avait été immédiate. Elle a duré sans faille jusqu’à sa mort. Même si, à plusieurs reprises, les divertissements de la vie nous ont tenus éloignés l’un de l’autre, un appel, un geste, nous réunissaient. (…)

     Fin 41 je lui parlai, encore vaguement, de mon projet de cahiers de la NPF. Il souhaitait consulter Fouchet et Seghers sur ce titre. Le 11 janvier 42 tout s’était précisé : « Entendu, j’accepte d’entrer dans le conseil d’administration de La NPF… Je serai le correspondant, le prospecteur, l’agent de liaison des poètes de Z.O. et de Z. non O… »

     Il se déchaîna. Chaque carte porte les noms des écrivains à qui il écrit. Ce sont Seghers, Daumal, Clancier, Fouchet (peut-être Aragon, dit-il entre parenthèses). Puis Amrouche, Rolland-Simon, Guibert, Bertrand d’Astorg, Jean Wahl, (…), Alain Borne, Grenier, Jouve… Plus tard c’est Guillevic, Bousquet, Barbezat, Ganzo, Parrot, Toursky, Loys Masson… »

                     Histoire de Messages, 1939-1946, éditions de l’IMEC, 1998

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     « La mort (…) du poète Pierre Emmanuel nous ravit un ami, un grand intellectuel chrétien dont les rapports avec les juifs et le judaïsme dépassaient de loin la formule et le format de simple bonne volonté et de tolérance. Ils étaient commandés par une profonde intelligence du "fond du problème", c’est-à-dire fondés sur un approfondissement et une réinterprétation du "mystère d’Israël" à vue chrétienne.

     Pour le catholique Pierre Emmanuel, l’héritage juif engageait l’Église et ce dans l’immédiat et l’actuel, pas seulement à travers le prisme de l’Histoire sainte. À maintes reprises, Pierre Emmanuel, dans les diverses instances culturelles où il s’activait, propagea ces idées et en fit le fil de conduite de son action militante, contre l’antisémitisme en URSS entre autres.

     (…) Pour nous qui l’avons rencontré surtout sur le terrain de nos préoccupations spécifiques, Pierre Emmanuel restera, dans le plein sens de ces deux mots hébreux, un ohev Israël, un homme ayant aimé le peuple juif et que nous pouvons commémorer en ajoutant à son nom la formule rituelle de zikhrono livrakha, que son souvenir nous soit bénédiction. »

Information juive, Octobre 1984

 

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