PIERRE EMMANUEL

Baudelaire"Les écrivains devant Dieu", DDB, mars 1967

     Dans la dynamique du poète, qu’est-ce que la chute ? C’est d’abord, par l’intermédiaire de l’imagination et des sens, la traduction symbolique des traumatismes subis par l’enfant, y compris peut-être celui, mystérieux, de sa venue au monde. Tomber, c’est être précipité du sein. De cette déchéance, Baudelaire accuse la mère, dans Bénédiction. Mais, du même mouvement, il l’en décharge : « les desseins éternels » veulent que la mère et le fils soient l’un à l’autre des instruments d’expiation. Il reste que « l’Enfant déshérité » n’admettra jamais sa frustration, et perpétuera son exil royal durant toute la vie de l’adulte. Ressentiment et nécessité lui imposeront « le refoulement de toute expansion ». De là son inguérissable solitude : dans l’Irrémédiable et Rêve parisien, deux moments suprêmes, celui-ci d’élévation, l’autre de chute, identiquement résolus, le poète est seul « au fond d’un cauchemar énorme », dans « un silence d’éternité ». Et plus que seul : dans les deux cas, il découvre à nouveau ce qu’il sait – qu’il est son propre sépulcre.

     Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,
     Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;
                                   (Le mauvais Moine.)

                                           

                                                 Baudelaire, « La mystique du gouffre »




     1967 : centenaire de Baudelaire. Bernard Guyon, directeur de la collection « Les écrivains devant Dieu » (DDB) propose à Pierre Emmanuel d’écrire un petit ouvrage de 150 pages sur un poète qu’il admire profondément et auquel il doit beaucoup.
     Pierre Emmanuel le présente ainsi :
     « Je sortais d’une longue période de réflexion sur les rapports ambigus du poétique et du religieux : leur examen sur un exemple célèbre allait me permettre d’en finir avec elle. De surcroît, il me fournirait l’occasion d’étudier un aspect central de la religiosité de Baudelaire, son idolâtrie de la femme, presque toujours rivale de Dieu et, semble-t-il parfois davantage : cause première du sentiment de la faute, de l’ambivalence satanique du Mal. Je commençais à me rendre compte alors de l’importance du féminin dans ma propre conception de l’être ; l’érotique devenait chose aussi sérieuse que le mystique, tous deux pointant vers un mystère commun. »
     Les différentes parties de l’ouvrage : « L’archétype », « La religion érotique », « La spiritualité esthétique », « La part de Dieu » explore l’œuvre et l’âme de Baudelaire, et tout ensemble sans doute celle de Pierre Emmanuel lui-même. Il souligne l’ambiguïté de sa démarche poétique et spirituelle à la fois et les conflits qu’elle génère chez ce « catholique bien suspect » : « La lecture critique de Baudelaire fut une cure pour moi : je lui dus d’affronter cette contradiction et de commencer à m’en rendre maître. »
     Pierre Emmanuel présente sa thèse dès « L’archétype » : « [M]on idée directrice est simple. Plus un poète est grand, plus sa vie propre – quel qu’en soit le contenu – s’impose à lui comme foyer d’une énigme universelle. En s’efforçant d’exprimer cette énigme, il l’approfondit, e son existence concrète avec elle, de façon littéralement déchirante. Sujet privilégié de contradiction, le poète est ainsi le témoin d’une souffrance irréductible qu’il cultive, jusque dans la maladie et la faute, comme l’instrument d’une connaissance cachée. » Pierre Emmanuel ajoute : « [J]e pose en principe, parce que je le crois, que Baudelaire marche en face d’une Réalité suprême et vers elle, et que la voie esthétique a un sens, ne serait-ce que de finir contradictoirement en impasse, bien qu’en vue de la Réalité. »


     L'ouvrage est réédité en 1982, accompagné d'une préface.