PIERRE EMMANUEL

Agrippa d'AubignéÉd. du Rocher, Monaco, 1946

     « Agrippa d’Aubigné : ce nom prestigieux et sévère, il me plaît de le détacher d’entre les plus grands. Je n’en connais pas de plus solitaire, de plus évidemment choisi par le destin. Le nom et l’œuvre se font écho par la vertu de syllabes solennelles, éclatantes et noires, que traverse le cri de l’éclair. Dans une hauteur d’orage, se dressent les vestiges géants d’une audace ruinée. On y pressent une vertigineuse architecture, où s’engoufffrent de vastes régions de ciel : cependant que des oiseaux tournoient, immenses, par milliers, au-dessus d’une terre à l’agonie. Mais, au cœur du vocable, et filtrant des sombres profondeurs, une aube inattendue respire, ce nom, à lui seul, est un hymne déjà.

     Confesserai-je que, satisfait d’imaginer cette grandeur, j’ai longtemps retardé l’effort de la connaître ? Les signes que je viens de dire m’étaient suffisants : en fait-il davantage au rêve ? l’inoubliable crescendo qui consacre, aux dernières pages du « Jugement », la défaite de la Mort :

     Ô enfants de ce siècle, Ô abusez mocqueurs…

     m’enivrait de la plénitude du verbe : je craignais que l’effet de masse y contredît, et feuilletais, sans plus, le livre. Je mis longtemps à vaincre cette appréhension, – cette paresse. Ma récompense fut maigre d’abord, car l’œuvre est d’un seul souffle, auquel le nôtre plus court s’accorde mal. (...) Un jour vint cependant, à travers le mutisme atroce du désastre, – alors que toute voix sonnait faux, les choses que jusque-là j’avais tenues pour parfaites me paraissant insupportables, au point même de les briser, – un jour vint où j’entendis, oui, pour la première fois j’entendis l’étonnante attaque guerrière des Tragiques :

     Puisqu’il faut s’attaquer aux légions de Rome…

     Et voici que l’immense coulée de lave, refroidie depuis plus de trois siècles, se remit en mouvement. »

     L'anthologie des Tragiques, parfois appelée seulement Agrippa d’Aubigné, est tout entière composée par Pierre Emmanuel, qui en rédige aussi l'introduction (p. 7-9). L'édition est présentée avec des bois gravés par Léon Zack aux Éditions du Rocher, Monaco, en 1946.

      Pierre Emmanuel raconte en 1951, alors que paraît Babel : « J’ai relu les Tragiques au fort de l’occupation : Pierre Seghers, l’animateur de Poésie, en avait publié un fragment dans sa collection de la résistance. Aucune parole contemporaine n’avait la vigueur ni le réalisme immédiat de celle-là. Cette voix semblait au milieu des nôtres, les dominant : à plus de trois cents ans de distance, elle portait encore juste, et l’on aurait pu démarquer des passages entiers pour les appliquer aux événements que nous vivions alors » (« Agrippa d’Aubigné », La Revue du Caire, n° 144, novembre 1951, p. 283).

     Fin 1942 une lettre à Albert Béguin témoigne de plusieurs études : « Je préparerai cette fois plusieurs conférences, dont l'une sur Agrippa d'Aubigné, une autre sur du Bellay dont je projette d'étudier l'œuvre. (…) Comment vous êtes-vous procuré mon pauvre texte sur d'Aubigné ? Je croyais l'avoir égaré ; l'ayant promis à Starobinski, j'en étais un peu honteux... Mais je vous ferai, pour Le Poète et son Pays, une bonne étude sur d'Aubigné, qui va plus loin que ces pages rapides. » (Lettres à Albert Béguin.Correspondance 1941-1952,établie et annotée par Aude Préta-de Beaufort, Cahiers Pierre Emmanuel,n° 2, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2005).

     Plusieurs textes témoignent de fait de cet intérêt pour le grand poète protestant auquel maint critique compare Pierre Emmanuel dès ses débuts : des notes dans le Cahier beige (inédit) des années 40 reprises dans Le monde est intérieur, « L'impasse mystique de l'art », l'anthologie de 1946, deux articles, l'un en 1951, cité ci-dessus, l'autre deux ans plus tard : La Revue de Paris, 60e année, novembre 1953, p. 102-110. Ce dernier texte est lui aussi repris dans Le monde est intérieur, dans le chapitre « Aubigné entre le temps et l'éternel ». Entre temps Pierre Emmanuel a composé un texte pour la radio, qui n'a jamais été édité mais dont le texte se trouve dans les archives à l'IMEC et que l'on peut entendre à la phonthèque de l'INA : D’Aubigné le protestant, œuvre dramatique, radiodiffusion française, enreg. 3 juillet 1950, diff. 9 juillet 1950.