PIERRE EMMANUEL

La vie terrestreÉditions du Seuil, 1976

[A]imer, c’est avant tout communiquer. Toute parole vraie est active, incarnée. Si toute une vie d’amour n’est que la vérification du sens caché de l’amour, ce sens est intimé à la personne aimante par la parole qui la révèle à elle-même, et que cette personne accomplit en soi. Chacun se dit à l’autre et dit l’autre à lui-même : il ne suffit pas de pressentir l’absolu dans l’autre et par l’autre, il faut lui dire ce même absolu qu’il donne et contient. L’amour ne cesse donc jamais de dire : mais sa parole n’est pas toute dans les mots. C’est une intégrale où le regard, le geste, le silence, l’interrogation sexuelle la plus intime, la plus secrète réponse des sens, la discrétion infinie de la tendresse et jusqu’au sommeil partagé, sans parler des difficultés et des douleurs vécues ensemble, ne sont qu’une lente création de la chair. L’amour ne cesse jamais de dire : quand cesse le dialogue explicite, le dialogue implicite meurt aussi. N’ayant plus rien à se dire, les amants ne savent plus s’étreindre ; ils se deviennent étrangers. L’impuissance n’est qu’un mutisme : l’empêcher de se former est une tâche quotidienne, bien qu’il faille parfois un grand effort pour forcer l’impénétrabilité de l’autre et sa propre incommunicabilité. La récompense est dans l’étreinte, signe toujours nouveau de l’accomplissement, palier de cette fugue infatigable qu’est l’amour.

                           La vie terrestre, « Sortir de la caverne »


     La vie terrestre paraît en 1976. L’œuvre reçoit son titre d’une phrase de Bonhoeffer (Lettres de prison) : « C’est en vivant pleinement la vie terrestre qu’on parvient à croire ». Deux grandes parties la constituent : « Discours érotique », « Discours chrétien ».
     Pierre Emmanuel explique : « Je voudrais montrer comment l’exercice de la poésie m’a conduit à la vie chrétienne – du moins à celle, tout infirme qu’elle est, que présentement je vis. Ce que je viens de dire m’incite d’abord à témoigner du mode de vie singulier, de la forme de pensée distincte de toute autre, qu’est pour le poète la poésie ». Le texte introductif : « Pour vivre ici » rappelle les grandes étapes de la vie et de la poésie de Pierre Emmanuel dans cette perspective.
     Partant de Baudelaire, qui, affirme Pierre Emmanuel, « conçoit, organise l’érotisme comme une activité spirituelle, une mystique de la chute et de la mort », l’essayiste réfléchit sur la société contemporaine et la réduction qu’elle opère – ou essaie d’opérer – de l’érotique au sexuel et au pornographique et des dangers d’un tel faux sens pour l’homme, plus encore pour la femme. « Ni ange, ni bête », Pierre Emmanuel montre comment la dimension érotique de l’être humain est au contraire le lieu de la quête de l’autre pour ne faire qu’un avec lui ; quête toujours vouée à un semi échec dans la mesure où l’unité est impossible ici-bas, mais signe aussi que l’être ne peut être heureux seul et qu’il est appelé à une plus haute vocation, à un dépassement de soi que lui révèle « l’intelligence chrétienne ».