PIERRE EMMANUEL

Le monde est intérieurÉditions du Seuil, 1967

     Ce livre ne contient aucun des textes de circonstance que j’écrivis, parfois agressivement, entre 1940 et nos jours. Ma pensée n’a pas radicalement changé, mais j’ai été conduit à comprendre que le mouvement de l’histoire en cours est un arrachement et un exode. Ainsi conçu il n’est pas exclusif, bien au contraire,de l’enracinement dans l’unique réalité : cette réalité est en nous, c’est la Présence, la shekinah,et la Parole est son Arche d’Alliance. L’homme des tentes a partout sa patrie dans les Noms divins. Comme pur mouvement, l’histoire serait absurde : comme exode, chaque événement y prend valeur symbolique, et notre participation relève du règne spirituel.
     C’est de la sorte que j’ai vécu l’histoire, à ses plus hauts moments, et j’espère la vivre ainsi toujours : comme Israël bon gré mal gré l’a vécue. Je laisse mon sagace lecteur retrouver ce sens méta-historique dans les divers essais de ce livre, même les plus éloignés de l’actualité. Peut-être devinera-t-il ce que je reconnais moi-même : qu’en moi le prophète et le contemporain ne sont guère à l’aise ensemble. Ma tentation est de perdre foi dans l’évidence prophétique, de chercher à me dérober au devoir de la porter : et cela, bien que l’optimisme de l’époque m’apparaisse comme une impasse, la seule perspective ouverte à la création étant à mes yeux l’Acte tragique, l’Acte d’amour, qui se passe entre l’homme et Dieu.

                                   Le monde est intérieur, « Avant-propos »

 


 

     Le monde est intérieur paraît aux éditions du Seuil en 1967, troisième volet des essais essentiels de Pierre Emmanuel. L’auteur y reprend un texte sur Agrippa d’Aubigné datant des années 1940, « Villon, testament du Moyen-Âge » (1944), « Le je universel dans l’œuvre d’Éluard » (1946-1947) aussi bien que des textes des années 1956 (« Un personnage féminin de Claudel » ou « La théologie donquichottesque d’Unamuno ») ou de 1965 (« L’aspiration à voir », mars 1965 etc.). D’autres textes sont écrits pour Le monde est intérieur. La diversité des provenances et des temps d’écriture des textes réunis n’apparaît guère au lecteur non averti, et Pierre Emmanuel ne les précise que rarement.
     Le titre est un nouvel acte de foi, que précisent certains chapitres : « L’impasse mystique de l’art », « La beauté de Dieu », « L’exercice spirituel ». Poursuivant sa « défense et illustration de la poésie », Pierre Emmanuel dénonce l’imposture d’une poésie « hérésie de la vie intérieure » qui devient « un narcissisme supérieur, une involution de l’esprit dans une activité imaginaire, la poursuite d’un absolu indéfiniment reculé par sa poursuite même » (p. 42).