PIERRE EMMANUEL

L'organisation des secours dans le VercorsL'ouvrier de la onzième heure, V, extrait

     « Ce que je pris le plus à cœur, ce fut l’organisation des secours au Vercors. Je fus des premiers à visiter charniers et ruines dont le spectacle passait l’imagination. À mon retour, muni de documents, je décidai d’aller en Suisse intéresser la Croix-Rouge au Vercors. Le voyage de Valence à Genève dans une voiture à gazogène, avec une roue de secours qui ne s’adaptait pas, la méfiance qu’éveillait aux contrôles cette promenade insolite à travers des contrées encore sur le pied de guerre, notre arrestation à Aix les Bains par une espèce d’adjudant qui s’était promu Commandant de Place et refusait de reconnaître l’autorité d’Yves Farge, le proconsul de Lyon, notre arrivée à la frontière enfin, avec comme seul passeport une lettre de Lachenal, attaché suisse à Vichy, nous recommandant à l’un de ses collègues de Berne, la sensation que produisit à Genève notre voiture F. F. I, pavoisée aux couleurs françaises et suisses, notre allure de rois des montagnes égarés dans un monde industrieux et civilisé, tout cela nous donna le sentiment de passer dans une autre planète.

     Cette impression fut renforcée par mes premiers contacts avec l’un des dirigeants de la Croix-Rouge suisse à Genève. Ce gentleman, quelque peu effaré par notre mine, fit retraite pour tout de bon derrière sa neutralité morale quand je crus devoir, pour appuyer ma requête, lui étaler sous les yeux d’impensables photographies d’atrocités. Il leur jeta un coup d’œil vague et gêné, comme s’il se fût agi d’images obscènes. (….) Notre entretien fut court, et d’une cordialité très relative. Nous y gagnâmes pourtant d’être recommandés au délégué de la Croix-Rouge Internationale, un colonel de l’armée suisse, qui se montra peu bavard, mais compréhensif et efficace. Quelques jours plus tard, la première mission de la Croix-Rouge arrivait au Vercors. »

     « Ce pèlerinage sous la pluie, la boue des fosses communes, l’aspect cadavérique des lieux de mort, les lambeaux de linge ensanglantés, la boue encore, qu’on eût dite gluante de sang, et si l’on allait glisser à genoux dans ce qui fut une chair d’homme... Et ce silence, cette immobilité tragique du paysage figé... Puis, soudain, au bord de la route, la pente d’un petit cimetière, des tombes fraîches que rouvraient des prisonniers. Une femme blonde aux cheveux fous, outrageusement maquillée, debout au bord d’un trou que creusait un Allemand malingre, hurlait des imprécations hystériques en cravachant le visage du soldat. C’était la femme de l’officier qu’on supposait enterré là : depuis des jours elle errait ainsi, cherchant à identifier la tombe. Folle de douleur et de cruauté, elle avait dû, pendant ces quelques jours, se créer ce personnage de Furie dont elle savourait les transes théâtrales qui la défendaient des affres du souvenir. Personne – et surtout pas le jeune lieutenant timide et courtois commis à la recherche des corps – ne savait trouver les mots qui eussent arrêté son explosion de sadisme, et ramenée, brisée de souffrance intérieure, cette femme au respect de soi. Il est peut-être certaines douleurs qui déchaînent un sadisme compensatoire, découvert avec un atroce plaisir, et qui s’impose à l’égal d’une seconde nature, d’une impérieuse et brusque vocation. Nous ne savons jamais de quelle monstruosité nous sommes capables : à notre époque d’instabilité grandissante de l’être, bien des gens deviennent des monstres par accident.

     Quand, ce soir-là, recrus d’horreur et d’angoisse, nous rentrâmes à Valence, parmi les vivants, nous fûmes accueillis par les flonflons d’un bal populaire, donné au profit des victimes du Vercors... »

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