PIERRE EMMANUEL

« Si nous pénétrons dans cette œuvre dont les pierres nous sont connues, nous n’en sommes pas moins impressionnés – envoûtés même – de découvrir que l’ordonnance en est nouvelle. Les orgues palpitent et nous clament leur étrange désaccord avec ce que la mémoire nous avait laissé. Pierre Emmanuel, dans chacun de ses détails, repense – il faut affirmer : revit – le mythe de Jacob qu’il soit ou non accompagné des autres mythes de l’Ancien Testament. Sans se départir d’un monisme austère et ritulant tout ensemble, il triture son personnage et malmène merveilleusement son Dieu. Car le croyant ne peut être de tout repos : à chaque strophe, à chaque vers, il est volontairement, inéluctablement le crucifié et le crucificateur de sa foi, qui lui est nécessaire alors même qu’elle le prive de sa liberté, qu’à cela ne tienne : le pugilat est le plus glorieux qui se puisse imaginer. Le poète, concurrent de Dieu et verbe baissé devant celui-ci, lui déclare son amour ; dans le même souffle, il lui crie sa douleur de n’être pas indépendant de sa mémoire ou de son allégeance. »
                                                   Alain Bosquet, Combat, 26 mars 1970

« Le nouveau livre de poèmes – un poème – de Pierre Emmanuel, Jacob, est un gros volume de plus de trois cents pages. Il n’est pas possible, à qui vient de le recevoir, d’en rendre honnêtement compte. Non point parce qu’il est gros – mais si, pour cela aussi – : parce qu’il est dense, parce que l’essentiel affleure à chaque page tournée, et qu’il faut attendre pour que l’essentiel, même s’il lui jaillit au visage, ait assez mûri dans le cœur de l’autre – de moi, de vous, le lecteur – pour que quelque chose puisse en être dit qui ne soit pas une trahison. Je sais bien que l’on a beau attendre : on trahira toujours ou l’on ne dira que très peu de chose, proche de l’insignifiance – ce qui est précisément trahir une œuvre qui n’a d’autre fin que de signifier. »
                  Marc Alter, Les Cahiers littéraires (de l’O.R.T.F.), 8e année,
                                                                          n° 11, 15-28 mars 1970

     « En vérité, c’est d’un art monumental qu’il s’agit ici, né de la convergence chez un même créateur de dons dispersés d’ordinaire dans différentes personnalités : sens du chant intérieur et faculté de l’inscrire de façon visible (dure et durable) dans l’espace ainsi qu’un édifice ou une statue, Orphée se confondant, au terme de l’opération, avec Eupalinos ou Dédale.

     Sophia se présente comme une cathédrale verbale dédiée au principe féminin qui régit la vie universelle. On entre dans le livre par un Porche surmonté d’un Tympan sculpté, et l’on gagne la Nef par l’Abside et le Chœur pour contempler enfin la Rosace illuminant de mille feux l’espace intérieur du bâtiment. S’il est vrai qu’un long poème n’est jamais que l’arrangement d’une constellation de textes courts en une continuité organique, Pierre Emmanuel est depuis longtemps passé maître dans cet art qui consiste à tailler les poèmes ainsi que des pierres, à les dresser en murs, en piliers, en voûtes afin de donner à chaque image sa juste place dans une structure d’ensemble chargée d’abriter (et d’exalter) quelque grande idée. Ainsi, dans Sophia, l’auteur adapte sans cesse la nature de son vers à la progression du thème et de l’émotion : courbe verset pour la partie centrale intitulée Dôme, sonore alexandrin pour le Chœur, vers libres, brefs, aigus pour la Rosace criblée de plus de rayons que saint Sébastien de flèches (…). »

Marc ALyn, Le Figaro littéraire, 1437, 1 décembre 1973

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« Sophia, immense entreprise de 430 pages, se veut à l'image d'une cathédrale. Sous ce que le poète définit justement comme "Le porche", il lui est loisible de s'interroger sur la naissance de la foi comme de la conscience ; la lutte est vive entre l'être et le non-être, puis entre les diverses formes d'un Dieu encore à délimiter. Dès le "tympan", l'accord se fait avec les Écritures : voici Lilith, Adam, Ève, etc. Le poème devient, sans contrainte, un texte à la gloire d'une liturgie traditionnelle. Nous passons à l'"abside", au "chœur", sous le "dôme", qui nous vaut une "Missa solemnis" particulièrement vibrante. Un tiers du livre étant consacré à la "nef", c'est là que la complexité apparaît. Pierre Emmanuel y chante le siècle.

     Il y laisse libre cours à sa véhémence, admet la sexualité, le trouble, toutes les hantises de la psychanalyse. Le poème — et avec lui la cathédrale — éclate, devient un symbole de l'animalité humaine. Il faut alors se ressaisir : c'est bientôt chose faite, sous "la rosace". La sérénité gagnée est-elle encore chrétienne, ou bien appartient-elle à un monde plus vaste ? La "sophia" — terme grec pour la sagesse — est une conquête toujours ambiguë. La cathédrale de Pierre Emmanuel, toute respectueuse qu'elle est, pourrait bien être un temple à la patience et à l'impatience de ses contemporains. »

                                        Alain Bosquet, Le Point, 71, 28 janvier 1974

     « Après Babel, fresque claudélienne, après Évangéliaire, incisif et lapidaire, après Jacob aux dimensions très amples, Pierre Emmanuel, notre plus grand poète de l’homme face à Dieu, publie Tu, recueil large qui n’oublie rien, n’épargne rien, où nul n’est absent. Usant de tons et de modes divers, passant du poème libre au poème rimé, jouant avec la typographie des pages, Pierre Emmanuel raconte l’homme devant l’univers interrogeant le divin : la Bible, au même titre que la réalité, donne naissance à cette troublante symphonie où l’esthétique rivalise avec l’intellect, où la mélodie accompagne la réflexion métaphysique, cassant ainsi la distinction heideggerienne : "Le penseur dit l’Être. Le poète nomme le sacré". (Questions I), et instituant les fiançailles du premier avec le second…

     Psaume profond de l’amour et de la foi ("La rencontre" y paraît un poème central), incantation puissante à l’égard de la femme, sinueuse variation biblique, mais aussi cri d’une humanité avec laquelle le poète correspond par la fibre et le sang. Tu est un fleuve qu’on n’arrête pas, une bourrasque qu’on ne maîtrise point, et qui court, de poème en poème, avec la rapidité lumineuse de la vérité. Autant dire que ce recueil est à lire. Non seulement parce qu’il est beau. Mais aussi parce qu’il nous interroge. »

                          Jérôme Garcin, Les Nouvelles littéraires, 2 mars 1978

     « Cent soixante douzains, en alexandrins ou décasyllabes libres, certains assonancés, jouent la gamme entière de l’interrogation sur tout ce qui forme l’homme actuel. Celui-ci y apparaît dans sa superbe et horrible complexité. Il est le siège de mille assauts. Pourquoi vivre, et pourquoi mourir ? Où l’être est-il saisi par le non-être ? De la plénitude au néant, le chemin est toujours à reprendre. Il faut s’en tenir à son moi, de peur que l’univers ne le détruise. Il faut, en revanche, tutoyer l’univers, comme pour l’exorciser, en jetant sur les énigmes, la chape du verbe. L’amour sauve-t-il de l’esprit, trop puissant ? Du réalisme à l’idéal où est le passage ?

     Ce catéchisme laïc en poèmes qui se complètent, Pierre Emmanuel y met une générosité et une richesse peu communes. (…) On a envie de parler d’un olympisme prométhéen. Il est rare qu’un géant se veuille à ce point orfèvre.

Alain Bosquet, Le Monde, 19 janvier 1979

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     « Ce n'est pas une nouveauté, mais chaque livre qu'il publie me conforte dans cette idée : Pierre Emmanuel est l'un des plus importants poètes français contemporains. Et, avec ce recueil L'Autre qui constitue avec Una et avec Duel (voir extrait dans Lire n° 54) un triptyque sur l'histoire des rapports entre l'homme et la femme, Pierre Emmanuel a composé l'un des plus beaux monuments à la gloire de l'amour, du péché et de la mort que je connaisse. C'est vrai : il n'y a pas de plus bel exemple de chemin vers la re-naissance éternisée que ce parcours du couple à travers le dialogue alterné des êtres qui s'aiment, le retour unique et unifiant à l'enfance, le paradis perdu du serpent, et ce va-et-vient du masculin au féminin et inversement... »

                                                     Gérard Guillot, Lire, décembre 1980

     « Ce dernier ouvrage est son testament. Non parce qu’il est le dernier mais parce qu’il ramasse en lui et développe en ses arcanes la totalité de sa démarche poétique. Très vite, cette démarche était devenue, chez Pierre Emmanuel, prophétique et mystique, à travers essai ou poème, par-dessus toutes les modes et en dehors de toute chapelle.

     Peu d’écrivains, en notre temps, auront été capables de porter ce double titre, qui est aussi une double charge, celui de poète et de prophète. Nul plus que lui n’a pris le poème dans le sens de son étymologie grecque : le faire. Et nul ne l’a projeté plus avant dans une prospective d’un univers en devenir.

     Bien qu’il ait eu la fascination d’une certaine mystique orientale, Pierre Emmanuel n’a jamais pu être que chrétien. Bien différemment d’un Claudel (dont pourrait pourtant le rapprocher un resserrement progressif de l’écriture) ou d’un Jean-Claude Renard (auquel pourrait l’apparenter la puissance de l’image et du flux verbal). Ce qui a, depuis toujours, enfoui Emmanuel dans le mystère chrétien, c’est le mystère d’un Verbe incarné qui prend l’homme dans une aventure à la fois cosmique et historique dont il est le sujet, l’acteur et le témoin. »

                 Luc Norin, La Libre Belgique, Bruxelles, 26 septembre 1984

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     « Le grand œuvre est la synthèse géniale d’une vision et d’un destin, notre destin aussi, réalisée par le plus grand poète français d’aujourd’hui à l’apogée de sa vie. Prophétie chrétienne, sagesse orientale, annonciation de l’homme planétaire, quête jamais assouvie de l’amant, engagement total et distance ironique, tous les thèmes de Pierre Emmanuel sont ici portés à l’incandescence et coordonnés en une gigantesque symphonie.

     Pierre Emmanuel a été, et redevient souverainement dans ce livre, un grand poète chrétien. Mais c’est peut-être d’abord le poète de la féminité et de la polarité sexuelle, en l’homme bien sûr, mais aussi dans le cosmos et jusque dans le divin : les plus vieilles intuitions religieuses de l’humanité sont retrouvées ici après avoir été rejetées dans le secret des gnoses par un christianisme longtemps a-sexué (sans doute pour assurer l’émergence de la personne) et une modernité pan-sexuelle, plus encore éloignée, dans la banalisation et la mécanisation des corps, des sources primordiales du sacré. »

                         Olivier Clément, France Catholique, 28 septembre 1984

     « Relisant aujourd’hui, dix ans après sa mort contemporaine de la publication du grand œuvre – cette "Cosmo-Agonie" gigantesque –, les dernières parties de l’épopée dans lesquelles Pierre Emmanuel évoque, tout en l’interprétant à sa manière, la destinée tragique de l’humanité moderne, je suis frappé une fois de plus par l’actualité effrayante de cette poésie.

     Pierre Emmanuel, en vrai médecin des âmes gangrenées, y décrit avec une lucidité impitoyable les symptômes du mal présent, dont il pose le diagnostic exact. Mais l’observateur, à partir des signes cliniques qu’il détecte partout autour de lui, remonte à l’origine de la pathologie universelle, mettant à nu les racines lointaines du mal actuel et la nature profonde, à demi occultée, du drame humain. Déjà proche de son agonie, le poète souffre dans sa chair ravagée par le cancer le tourment intérieur de l’espèce entière. L’homme de ce temps, égaré dans "un dédale sans substance d’images" dont l’incohérence est le seul lien, devient la proie d’un apparent oubli qui signifie en réalité reniement de soi et rejet d’autrui (…). »

                 Claude Vigée, Demain la seule demeure, L’Harmattan, 1999

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